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26 janvier 2021 2 26 /01 /janvier /2021 16:45
« Un parapluie pour monter jusqu’au ciel » de Lipah Kurtz/Liliane Lurçat

 

Lipah Kurtz est le nom de jeune fille de Liliane Lurçat. Je l’ai connue au cours de ma carrière d’enseignante, à travers ses livres sur la décadence de l’enseignement et sur l’enfance en proie à l’invasion télévisuelle, qu’elle nomma : « Le temps prisonnier : Des enfances volées par la télévision. 

Une vie libre

Ce récit, sobre et dénué de sentimentalisme, d’une jeune Juive née en Palestine, mais dont la famille a dû s’installer à Paris, faute de travail à Jérusalem, est un témoignage, à la fois réaliste et émouvant d’une enfant qui s’est élevée un peu toute seule, dans le sens où ses parents avaient peu de temps à consacrer à leurs enfants car il fallait travailler dur. 

Cela ne paraît pas être un drame et Lipah dont la cour de récréation était souvent la rue – les appartements étaient minuscules – a bénéficié d’une grande liberté et a aiguisé son sens de l’observation. Elle a affirmé ainsi, très tôt, une indépendance rare que nos enfants gâtés   d’aujourd’hui sont loin de connaître. 

Lipah fait très tôt la connaissance de l’école et se retrouve à vingt mois sur les genoux de la femme de service dont elle dit : « Madame Jamart m’élève un peu, elle m’apprend à parler, elle me fait manger et me donne mes derniers biberons. »  Aujourd’hui on crierait aux parents « indignes » mais non, les parents n’ont pas le temps et Madame Jamart, d’instinct remplace la mère au travail. 

Du reste, Lipah n’en veut pas à ses parents ; elle admire son père qui sait remplir les deux rôles de père et de mère, sans doute parce que son enfance en Pologne fut heureuse. Quant à la mère, c’est une entrepreneuse. Elle gagne sa vie et n’a pas le temps de se répandre démonstrations affectives.

Les hôtels se succèdent aux appartements, toujours à peu près dans le même quartier et sont tous plus insalubres les uns que les autres. J’ai retrouvé dans la description faite par Lipah, le même vieux Paris où j’ai passé mon enfance, avec ses immeubles au loyer bon marché, mais souvent sans les commodités les plus essentielles : eau, électricité, WC etc.

N'allez pas croire que cette vie était dénuée de moments heureux, de jeux, de découvertes !  Cette grande liberté laissée aux enfants, par nécessité, répétait aussi ce que les parents avaient connu dans les villes d’où ils venaient. On vivait dans la rue, on jouait avec les enfants des voisins, toutes choses qui n’existent plus aujourd’hui, sauf dans les cités où les jeux ne sont plus les mêmes ! Et puis la rue ne manque pas de distractions, comme le cinéma par exemple qui a toujours du succès.

Un père aimé et admiré

Lipah parle de ses parents comme s’ils étaient des étrangers ; elle les décrit avec une sorte de mise à distance, en apparence dénuée d’affect mais c’est pour ne pas tomber dans le pathos ; elle sait saisir, en quelques mots une présence qu’elle n’oubliera jamais : « Avec le père, les dimanches sont amusants ; il s’occupe de nous plus que la mère. Il nous soigne quand on est malades. » Quant à la mère, écrit-elle, elle « a l’amour total et instinctif. Elle ne sait ni obliger, ni refuser. »

« Quand on est étranger tout vous est obstacle ».

Oui, il ne faisait pas bon être étranger en France avant la guerre. On était généralement mal accueilli dans les administrations et par des Français aux préjugés tenaces. Tous les Juifs étrangers ont connu cette expérience, ce sentiment de devoir en faire plus pour être reconnu, pour avoir le droit de vivre décemment en France pourtant présentée comme « terre d’asile » dans l’imaginaire des Juifs étrangers qui fuyaient les pogromes.

Lipah observe les adultes, s’étonne de leurs lubies mais ne s’en laisse pas compter. Elle a une forte personnalité qu’elle s’est forgée, en partie, en comptant sur son observation et son bon sens. Elle semble n’avoir peur de rien ! Cependant, elle comprend d’emblée que l’école est indispensable pour progresser et affiner son esprit, sa capacité à analyser et ses qualités s’exprimeront pleinement dans ses livres dans lesquels elle affirmera l’idée que le rôle de l’école est avant tout la transmission des connaissances, s’opposant en cela aux lubies des pédagogistes qui ont détruit le savoir nécessaire à l’esprit rationnel. Et pour une enfant d’origine étrangère, l’école sera à jamais le moyen de s’intégrer dans le pays d’accueil, de l’aimer en le faisant sien, sans pour autant renier ses origines. Cette intégration n’est pas sans conséquences car elle établit une rupture avec la famille qui parle une autre langue (le yiddisch). Se trouver entre deux cultures n’est pas facile quand on est enfant et adolescent. Il faudra le temps de la maturité pour que ce clivage s’efface.

En attendant, Lipah qui grandit connaît ce moment difficile que beaucoup d’enfants de Juifs étrangers ont vécu : « la honte d’être une étrangère ». Et plus encore, la difficulté d’être juive en ces périodes de montée de l’antisémitisme.

Les Juifs, un petit monde de gens qui travaillent beaucoup chez eux ou dans leur boutique et qui sont détestés des Français.

Oui, ls Juifs sont toujours vus comme des gens à part. Ils dérangent sans qu’on sache pourquoi. C’est une vieille histoire qui se répète depuis des siècles et qui semble s’être collée à leur peau. 

Ce que nous restitue Lipah, c’est la vie crue des gens du quartier et avant tout de son immeuble ; ainsi défile une cohorte de portraits lapidaires, saisis sur le vif : la vie tout simplement !

Et puis la guerre !

Dans la seconde partie, Lipah est devenue une adolescente. Les signes avant-coureurs d’une catastrophe sont tangibles. Un danger qui plane au-dessus des têtes mais dont on ne sait pas grand-chose. 

L’auteur raconte les privations, les astuces pour trouver à manger. Il y a ceux qui s’enrichissent du marché noir et ceux qui tentent de survivre. Lipah est confrontée à la différence des classes sociales ce qui la révoltera et la poussera à s’engager à gauche.

Elle se révolte contre l’esprit petit bourgeois. Elle ne veut plus que les gens viennent chez elle car c’est petit, encombré, les marchandises à vendre occupent le logis déjà très étroit et comme elle est fière, elle sort le plus souvent.

Et puis, c’est l’arrestation du père. Le père c’est le roc, celui qui est fort et sur qui l’on peut compter. C’est aussi l’autorité de la raison. Son arrestation est vécue comme un drame. Ce père admiré devient « le père du dimanche », une belle image pour dire les visites au camp de Drancy. Evidemment il manque à la maison, ne serait-ce que pour tempérer les débordements de la mère.

Les déportations ont commencé. Lipah ne reverra jamais ses amies Fanny et Jeannette. Quant à son frère aîné il est parti pour la Palestine où il fera sa vie. Lipah doit maintenant compter sur elle seule. Elle s’affirme et veut vivre sa vie. Elle s’intéresse à la politique et milite avec des Ajistes (membres des Auberges de la jeunesse) C’est une période d’apprentissage où elle se sent libre ; elle noue des contacts hors de la maison ; elle lit beaucoup. Ses amis sont plus âgés qu’elle puisqu’elle n’a que quatorze ans. On comprend que si la guerre est cruelle, elle forge les caractères. Lipah l’indépendante, découvre un milieu différent, politisé et ce milieu va la faire grandir et mûrir. Certains sont entrés dans la résistance. Ce mot l’attire et lui fait peur. « La résistance, je passe à côté. À côté de la peur. »

Lipah nous décrit le monde désaxé de la guerre où les repères sont bouleversés ; la liberté qui est la sienne peut paraître étrange et, si elle est liée à sa personnalité, elle est renforcée par les circonstances du monde chaotique dans lequel il fallait vivre à cette époque. Il y a des phrases fortes qui décrivent cette période noire où régnait la peur :

« La banlieue noire et grise, les murs sinistres des usines, les gens gris eux aussi et sans âge, aux visages fermés sur le monde clos de leurs problèmes. »

C’est aussi le temps où elle s’initie à la politique, comme beaucoup de jeunes, notamment des étudiants. Ceux-ci lui en imposent ! Ils font des études, ils savent et surtout ils refont le monde. Lipah a acquis une maturité que beaucoup de jeunes de son âge n’ont pas. Cette maturité lui vient de ce qu’elle vit en tant que juive, mais aussi de son indépendance, et de ses fréquentations de jeunes gens plus âgés. Elle ressent cette distorsion entre elle et les filles de son âge.

Le dilemme d’être juif

Ce dilemme, la plupart des Juifs l’ont connu, surtout quand on vient d’ailleurs et qu’on vit en France. Lipah l’exprime ainsi : « Un double modèle s’exerce sur moi, à la fois juif et non juif. Je me sens au bout de l’index pointé sur les Juifs et je baisse le nez. Je me sens aussi derrière lui, de plusieurs façons. « C’est vous qui le dites, et si je refuse d’être ce juif au nez crochu ? Après tout, de religion je n’en ai pas plus aujourd’hui qu’hier. Et puis je suis quelqu’un, une personne, j’existe pour moi et pas seulement par mes parents. Et justement, je me sens différente d’eux, je me sens d’ici, alors qu’ils sont d’ailleurs. Je ressens le poids pesant des classifications faites par les adultes, où chaque être entre nécessairement dans une case bien définie, avec une étiquette dessus. »

C’est un sentiment, parfois même un malaise que ressentent les Juifs qui n’ont pas été élevés dans la religion, donc pour qui l’identité juive ne fait pas sens. C’était le cas de ma mère, née en France et qui ne voyait dans le judaïsme que cette différence marquée au fer rouge, parce qu’elle non plus n’avait pas reçu un enseignement religieux et qu’elle se trouvait en butte aux brimades des camarades d’école et même d’une institutrice.  Et pourtant, il est impossible d’échapper à la réalité. Si l’on n’a pas la conviction qu’être Juif a un sens, on est malheureux. On est le Juif des autres. Car ce sont eux qui nous désignent de façon négative, bien sûr. Et la guerre avec l’invasion allemande ne faisait que renforcer cette peur et ce malaise. 

L’internement à Drancy puis à Vittel

La vie au camp est brossée de façon lapidaire mais avec un bon coup de plume. Lipah va toujours à l’essentiel et cela donne des croquis pris sur le vif, sans fioritures. Quant à l’amour, Lipah qui a 16 ans écrit : « On a de l’amour des idées et une certaine expérience. Les idées sont tout à la fois confuses et claires. » Elle a beaucoup lu : Zola et Victor Margueritte. Le monde du camp d’internement plonge l’adolescente dans une réalité qui vaut expérience ; on observe, on écoute, on apprend beaucoup de l’humaine condition. Et, face à la frivolité de ses compagnes de jeu, Lipah sait que seule l’étude est importante et permet de sortir de son environnement et d’accéder au domaine de la pensée.

La libération, les études supérieures

Au retour de Vittel à Paris, Lipath reprend ses études. Elle prépare le bachot dans une boîte privée. Elle trouve les jeunes de son âge bien puérils. Elle, elle a frôlé l’extrême. Le camp d’internement lui a donné une maturité qui dépasse largement celle de ceux qui n’ont rien connu de la guerre. Lipah sait ce qu’elle veut : obtenir le bachot.

Après l’obtention du bachot, elle s’inscrit à la Sorbonne en sociologie. Elle découvre Henri Wallon dont elle lit les livres et qui deviendra un peu son maître à penser. La psychologie la passionne, surtout l’étude de l’inconscient ; on comprend cette passion car elle a, dès le plus jeune âge, observé ses congénères, a pointé leurs manies, leurs défauts mais aussi leurs qualités et cette observation méthodique est une moisson pour le futur, afin de mieux comprendre les adultes mais surtout les enfants, quand elle deviendra sociologue.

Mais son intérêt pour la psychologie vient aussi de la tragédie qui s’est opérée sous ses yeux : beaucoup des gens de son immeuble ont connu le sort tragique de la déportation d’êtres chers. La mort violente qui a décimé une grande partie des habitants. « C’est plus facile de compter ceux qui restent » déclare-t-elle. Elle a des phrases lapidaires qui font barrage au désespoir.  

La Mère

Même si la relation avec la mère est complexe, Lipah raconte la vie de cette femme qui eut à souffrir des privations connues dans son enfance mais aussi de sa vie de mère de famille obligée de travailler dur. Mère et fille ne se confient pas beaucoup. Du reste Lipah « vit en marge ». Mais la Mère aime ses enfants par instinct et elle devine, il y a quelque chose de primitif en elle. C’est une femme forte, courageuse et elle aime ses enfants. Sans doute souffre-t-elle de la distance que Lipah met entre elles : « Si seulement tu voulais parler, raconter tes problèmes. On a aussi vécu, tu sais, on pourrait te conseiller. »

L’amour

Lipah est en quête perpétuelle d’amour : « Jaime avec violence des gens qui ne le savent pas. Depuis l’enfance, ma rêverie amoureuse se concrétise et s’alimente d’un sourire, d’un geste, d’un timbre de voix. J’aime en permanence, c’est mon secret. »

Chez les êtres qui se sont élevés seuls, qui n’ont pas connu la douceur des gestes maternels, la sécurité de se savoir aimé, la demande d’amour est sans doute permanente, angoissée. C’est une quête de chaque instant. Cependant, n’y a-t-il pas dans l’engagement politique une autre forme d’amour, l’engagement communiste, qui promet l’amour universel, le bonheur total sur la terre ? 

Lipah est devenue une femme qui s’engage dans la politique, non pas seule mais avec l’homme de sa vie avec qui elle partage cet engagement.

Conclusion

Voici un très beau texte à l’écriture incisive et enlevée. Les soubassements d’une vie qui sera féconde puisque de cette union naîtront quatre enfants et une œuvre dédiée à l’école et aux enfants. 

Le seul reproche qu’on pourrait faire, c’est que ce récit s’arrête trop tôt ! 

Evelyne Tschirhart

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