La Maison de la culture yiddish organise, parallèlement à ses publications, des expositions et des cycles de conférences sur ces artistes ignorés par le grand public, trop souvent absents des rendez-vous hebdomadaires consacrés à la littérature dans la presse mainstream. À intervalles réguliers, et avec une impressionnante ténacité, toute une équipe unit ses forces et ses compétences pour faire paraître ces beaux volumes qui déroulent de droite à gauche, en sens inverse de nos habitudes de lecture occidentales, leurs versions en miroir, droite pour la traduction française, gauche pour le texte original en caractères hébraïques. Des couvertures aux facsimilés empruntant leurs motifs colorés aux avant-gardes du XXe siècle ont succédé plus récemment à la sobre couverture blanche des premiers ouvrages de la fin des années 1990.

Aaron Zeitlin (1929) © D.R.
Aaron Zeitlin est le fils d’Hillel Zeitlin, philosophe de la mouvance néo-hassidique des débuts du XXe siècle en Pologne, mort assassiné par les nazis en 1942. De l’héritage paternel tourné vers le bilinguisme hébreu-yiddish et l’activisme spirituel, Aaron a gardé une foi paradoxale et l’attrait pour la mystique ; mais il s’est aussi, à sa façon contradictoire et souvent sarcastique, à l’égal de son ami proche Isaac Bashevis Singer, frayé un chemin vers la littérature dans ses aspects les plus intramondains : teintés de complexité quant aux questions religieuses et de fidélité à l’invisible, mais aussi d’humour et de fiel quant à l’autosuffisance moderne. Tout ce parcours est minutieusement retracé dans les introductions de Yitskhok Niborski, auteur d’une thèse sur Zeitlin et médiateur de son œuvre en France.
Le premier ouvrage, Weizmann II. Fantaisie en 14 tableaux, traduit par Evelyne Grumberg, est une comédie grinçante aux accents tragiquement prémonitoires : écrite en 1934 (à part quelques remaniements datant de l’après-guerre qui sont pris en compte dans cette traduction), elle s’ouvre sur l’intervention toute-puissante du personnage de l’« Aryen » (dans la première version, il s’agit de Hitler en personne) qui, à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, organise son programme d’émigration forcée de « l’élite juive » vers la Palestine ; le reste de la « marchandise juive » devra être « transporté plus tard ou détruit ».
Fantaisie bouffonne à la Ubu mais parfois aussi cruellement référentielle, la pièce déroule quelques lieux symboliques, entre diaspora et « terre promise », peuplés de personnages-marionnettes, représentant à gros traits, excessivement satirisés, les lieux communs d’un antisémitisme à la fois caricatural et outrancièrement ordinaire. Tous les poncifs antijuifs sont représentés par des noms propres-étiquettes, masques d’une histoire viciée par le poison de la propagande : le pouvoir de l’argent (Rothschild), de l’intelligence (Einstein), de la conspiration mondiale (les « sages de Sion », les dirigeants des différents congrès juifs et sionistes), les agitateurs politiques (Trotsky II, Jabotinsky, Simon Schwartzbard), la « belle juive » Alexandra, une actrice d’Hollywood, figure de la femme moderne et de l’amazone, les acteurs culturels (le metteur en scène de théâtre Reinhardt, le journaliste Abe Cahan, l’écrivain yiddish Sholem Asch), et jusqu’à Charlie Chaplin, « enjuivé » de force par les nazis et rebaptisé Kaplan, qui va être le caméraman de l’expédition.
Seule exception et « unique spécimen » représentant l’ancien monde, le chimiste Weizmann II (double grotesque de la figure bien réelle de Haïm Weizmann) est autorisé à rester en Angleterre au motif de ses trouvailles « géniales » en matière de « gaz ressuscitants ». C’est d’ailleurs grâce à cette « découverte », qui ranime les soldats morts, que l’Angleterre finit par vaincre l’Allemagne à la fin de la pièce. Nous sommes en 1934, il fallait à Zeitlin une certaine dose de courage pour imaginer un tel dénouement : dans la réalité, réfugié en 1939 aux États-Unis, il verra toute sa famille anéantie par l’Holocauste, ayant lui aussi l’impression, comme son personnage, d’être le « dernier juif ».
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