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17 mars 2022 4 17 /03 /mars /2022 14:08

 

Parmi les grandes voix contemporaines de la littérature russe, celle de Ludmila Oulitskaïa occupe une place de choix. Il faut écouter l’interview qu’elle a donnée cette semaine à France Culture, où elle raconte son départ de Russie, à l’âge de 79 ans, après avoir vécu toute sa vie à Moscou. Si elle a décidé de s’exiler pour s’installer à Berlin (après un passage par Tel-Aviv, où vit son amie Rina Sharbakova qui a dirigé l’association dissidente Memorial), c’est évidemment en raison du pouvoir autoritaire de Vladimir Poutine, dont elle est une farouche opposante. 

 

Comme elle l’explique, “j’ai connu le pouvoir stalinien, celui de Khroutchev, de Gorbatchev, etc.” Mais c’est sous Poutine qu’elle a fini par se résigner à quitter son pays natal. “La démocratie n’a jamais eu rien à voir avec la Russie”, déclare-t-elle aussi dans cette interview passionnante, où elle reproche aussi à Soljénitsyne d’avoir rencontré Poutine. Dans les lignes ci-dessous, extraites de son beau roman Le chapiteau vert, Oulitskaïa relate la mort de Staline, survenue le jour de Pourim 1953. P. Lurçat

 

Ludmila Oulitskaïa

 

“Tamara était assise devant une assiette d’œufs brouillés liquides et mangeait en terminant son rêve. D’un geste d’une extrême douceur, sa mère Raïssa ilinichtna passait un peigne édenté à travers ses cheveux en tâchant de ne pas trop tirer sur cette feutrine vivante.


La radio déversait une musique solennelle mais pas très forte, la grand-mère dormait derrière la cloison. Puis la musique s’arrêta. La pause était un peu longue, cela avait quelque chose de bizarre. Et une voix bien connue retentit : 

“Attention! Ici Moscou! Voici un communiqué du gouvernement diffusé par toutes les stations radio d’Union soviétique…”

 


Le peigne s’immobilisa dans les cheveux de Tamara. Elle se réveilla brusquement, avala une bouchée d’œuf et déclara de sa voix un peu enrouée du matin: 

“Ça doit être un rhume de rien du tout, maman! Et il faut tout de suite qu’ils…”

Elle ne put finir sa phrase, car Raïssa Ilinitchna tira brusquement de toutes ses forces sur le peigne, la tête de Tamara fut brutalement pojetée en arrière et ses dents claquèrent.

“Chut! siffla Raïssa Ilinitchna d’une voix étranglée.

Sur le seuil se tenait la grand-mère revêtue d’un peignoir aussi ancien que la Muraille de Chine. Elle écouta le communiqué d’un air radieux et dit:

“Ma petite Raïssa, tu vas nous acheter des sucreries chez Elisseïev! D’ailleurs c’est Pourim aujourd’hui. J’ai comme l’impression que Samech a crevé”.

A l’époque, Tamara ne savait pas ce qu’était Pourim, pourquoi il fallait acheter des sucreries, et encore moins qui était ce Samech qui venait de crever. D’ailleurs, comment aurait-elle pu savoir que dans leur famille, comme chez les conspirateurs, on désignait depuis longtemp Staline et Lénine par les initiales de leurs surnoms, “S” et “L”, et qui plus est dans une langue antique et secrète : Samech et Lamed.

Entretemps,la voix chère à tout le pays avait annoncé que la maladie n’avait rien d’un rhume”.

 

L. Oulitskaïa, Le chapiteau vert, Gallimard collection Folio 2014.

 

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