Cela fait plus de quarante ans que les éditions Verdier ont entrepris un travail remarquable de traduction en français des œuvres essentielles de la tradition juive, dans le cadre de la collection « Les Dix Paroles ». Celles-ci ont ainsi publié les Aggadoth du Talmud de Babylone, le Zohar ou le Guide des égarés, et elles mettent aujourd’hui à la disposition du public francophone le Traité du microcosme, de Moïse ibn Tibbon. Ce livre inclassable, traduit pour la première fois en français, est précédé d’une importante introduction portant à la fois sur le contexte historique de sa rédaction et sur la famille des Tibbonides, comprenant quatre générations de savants et traducteurs.
De Moïse ibn Tibbon, je ne connaissais jusqu’à récemment – comme bien des lecteurs francophones – que le nom, qui est celui de la rue où j’habite à Jérusalem, rehov ha-Tibbonim, dans le quartier de Rehavia. La famille des Tibbonides est pourtant une illustre famille de savants juifs d’origine andalouse, installée en Provence dans les années 1150. Moïse ibn Tibbon, né vers 1190 à Marseille, appartient à la troisième génération. Son père, Samuel ibn Tibbon, né à Lunel vers 1165, est notamment le traducteur en hébreu du Guide des égarés de Maïmonide (que ce dernier rédigea en arabe).
Comme l’explique Colette Sirat dans sa préface, les communautés juives vivant dans les pays chrétiens pendant la période médiévale étaient largement coupées de l’évolution des sciences et de la philosophie, en raison de l’obstacle linguistique. Elles ignoraient en effet le latin, langue d’étude à laquelle les Juifs n’avaient alors pas accès. Dans le monde musulman, par contre, les livres de philosophie et de sciences étaient accessibles à tous, ayant été traduits en arabe depuis plusieurs siècles.
C’est pour pallier cet obstacle que les Tibbonides entreprirent leur travail de traduction de l’arabe vers l’hébreu. Leur travail de traducteurs s’accompagna d’un travail de lexicographie original dont le présent livre donne un aperçu, en publiant notamment un glossaire philosophique de l’hébreu employé par les Tibbonides. Moïse ibn Tibbon fut l’auteur le plus prolifique de toute l’histoire de la traduction vers l’hébreu : il traduisit ainsi pas moins de 34 ouvrages savants, entre 1240 et 1274, portant sur des domaines aussi variés que la logique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, etc. Comme le font remarquer les éditeurs et traducteurs du Traité du microcosme, Arlette Lipszyc-Attali et Christophe Attali, « Moïse ibn Tibbon n’a pas bénéficié de l’étude approfondie qu’il mérite ». Leur livre vient combler en partie cette lacune.
Le Traité du microcosme (Ma’amar Olam Qatan) aborde un thème courant dans la sagesse universelle, celui de l’homme comme microcosme (« petit monde ») résumé du macrocosme ou « grand monde ». Ce thème traverse les siècles et les cultures, de l’Orient (Perse, Inde, Chine, etc.) et de l’Occident. Le Traité d’ibn Tibbon a toutefois pour originalité de l’aborder dans la perspective juive traditionnelle, celle qui apparaît notamment chez Yehouda Halévi dans le Kouzari ou dans les commentaires sur la Bible d’Abraham ibn Ezra. Leur idée essentielle est que l’homme peut parvenir à la connaissance des mondes supérieurs au moyen de la connaissance de son âme et de son corps.
La rédaction du Traité par ibn Tibbon s’inscrit également dans le contexte historique de la polémique interne au monde juif de Provence à son époque, où les rabbins conservateurs s’opposaient à l’étude de la philosophie et des sciences. On a peine à imaginer aujourd’hui que Maïmonide, entré depuis longtemps dans le Panthéon des grands savants du judaïsme, fut considéré à l’époque comme dangereux par de nombreux rabbins et que son Guide des égarés – traduit par Samuel ibn Tibbon comme nous l’avons dit – fit l’objet de controverses virulentes en Provence, et fut même brûlé en place publique à Montpellier[1]!
Actualité de Moïse ibn Tibbon
Ce serait une erreur de croire que la publication en français du Traité du microcosme ne concerne qu’un public restreint d’érudits, ou d’esprits curieux susceptibles de s’intéresser à la philosophie juive du Moyen-Âge. En réalité, on découvre en le lisant – outre son intérêt historique et philosophique – un lien avec l’actualité la plus brûlante. En effet, sa démonstration du lien entre le microcosme et le macrocosme, entre l’homme et le monde, s’appuie notamment sur le rappel du « caractère unique de l’homme dans la création ».
Ce rappel d’un point central de la conception juive de l’homme, « fait à l’image de Dieu et à sa ressemblance » (be-Tselem Elohim) est crucial à une époque qui, comme la nôtre, nie le caractère éminent de l’homme. La conception post-moderne de l’humain est ainsi passée graduellement de « l’homme n’est qu’un homme » à « l’homme n’est qu’un animal comme les autres », puis à « l’homme est le plus nuisible des animaux »[2]. Dans ce contexte, le débat philosophique ancien sur l’homme comme microcosme prend un sens tout à fait nouveau et actuel, en incitant le lecteur contemporain à redécouvrir la notion d’homme créé à l’image de Dieu et la dignité de l’humain qui en découle.
Pierre Lurçat
Moïse ibn Tibbon, Traité du microcosme, trad. A. Lipszyc-Attali et C. Attali, éditions Verdier 2022, collection “Les Dix Paroles”.
[1] Voir à ce sujet l’article éclairant de Gad Freudenthal, Controverses maïmonidiennes, Les Cahiers du judaïsme, Numéro 28 : Interdits et exclusions, p. 38-52, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, repris sur le site Sifriaténou..
[2] Sur ce sujet, je renvoie à mon article « Manières d’être vivant » de Baptiste Morizot: être un loup pour l’homme ? - Causeur, 1.10.2022.