Il s’agit du cinquième volume de « La Bibliothèque sioniste » fondée par Pierre Lurçat, soit des écrits de David Ben Gourion traduits présentés et annotés par Pierre Lurçat. Dans cette série figurent également Vladimir Jabotinsky (une figure du sionisme à laquelle Pierre Lurçat est particulièrement attaché et dont il est probablement devenu le principal connaisseur et défenseur dans le monde francophone) et Golda Meir. Ce livre se structure ainsi : « David Ben Gourion et la vocation messianique de l’État d’Israël » (une riche présentation de Pierre Lurçat), puis deux écrits de David Ben Gourion : « L’État d’Israël et l’avenir du peuple juif » suivi de « En faveur du messianisme (réponse à Shlomo Avineri) ». Il s’agit de textes inédits en français.
Le premier texte de David Ben Gourion présenté dans ce livre permettra de corriger au moins en partie l’idée selon laquelle ce dirigeant sioniste, admirable d’un certain point de vue, était un « penseur de peu d’envergure ». Or, cet homme d’action a aussi été un intellectuel. Il a beaucoup écrit mais ses livres n’ont été qu’en partie publiés en français et jamais réédités.
David Ben Gourion s’interroge sur le miracle juif, un miracle qui s’élève contre le destin, destin unique d’un peuple unique, un peuple qui reconquiert sa patrie alors qu’il ne s’y trouve pas encore. Ce texte se propose donc d’interroger ce mystère en commençant par insister sur le caractère spécifique d’Israël qui ne se limite pas à un particularisme religieux. Israël est aussi un peuple dont ressort une idée : le messianisme. David Ben Gourion, sioniste socialiste, affirme sa croyance en la rédemption. Au-delà de la tradition religieuse, il désigne la vision juive de la rédemption comme le cœur de la spécificité de la nation juive, du peuple juif. Rédemption messianique et particularisme. David Ben Gourion se pose la question, une question lancinante : l’État d’Israël est-il semblable aux autres États ou bien est-il spécifique, notamment dans ses visées ? Afin de préciser ce questionnement, David Ben Gourion s’entretient avec un prestigieux intellectuel israélien, le professeur Yehezkel Kaufmann. Le principal reproche que David Ben Gourion commence à lui adresser est de négliger la vision de la rédemption messianique qui sature l’histoire juive, vision qui est la force motrice de cette histoire, une histoire dans laquelle s’inscrivent trois événements majeurs : la sortie d’Égypte, la révélation au mont Sinaï, la conquête d’Eretz Israel – et la renaissance de l’État juif. Cette force – la rédemption messianique –, le lien spirituel avec l’antique Israël et la langue hébraïque. Ainsi David Ben Gourion ne limite pas l’identité juive à la religion ; il lie indéfectiblement identité religieuse et identité nationale. Et il pousse sa réflexion : la conscience nationale (celle que les Juifs ont de former un peuple) active la fusion entre les fondements nationaux et les fondements humains, autrement dit entre le particulier et l’universel ; et ainsi en vient-il à l’idée d’un lien vital entre la rédemption nationale (juive) et la rédemption de l’humanité. A partir de cette idée, Pierre Lurçat rapproche deux rivaux en politique, David Ben Gourion (le sioniste travailliste de gauche) et Vladimir Jabotinsky (le sioniste révisionniste de droite). Dans le texte présenté, les concepts religieux de rédemption et d’élection sont laïcisés mais aucunement affaiblis ou affadis pour autant. C’est bien dans le retour du peuple juif sur la terre d’Israël et l’édification d’un État juif que prennent corps les tensions prophétiques, avec retour à la terre et au travail manuel. Travailler de ses mains afin de permettre la renaissance d’Israël, d’un État juif. Il s’agit d’une vision conforme à l’idéal sioniste socialiste de la Deuxième Aliyah (1904-1914). Cette idée de David Ben Gourion quant au messianisme a suscité une polémique ; en effet, certains lui ont reproché d’avoir détourné à des fins politiques l’idée messianique juive, donnant ainsi naissance à un messianisme politique, dangereux comme tous les messianismes politiques.
David Ben Gourion reste inflexible et déclare (en 1961) que le peuple d’Israël ne peut être un peuple que s’il est un peuple d’élection, affirmation capitale pour comprendre le rôle qu’il attribue à Israël. L’idée d’un rôle spécial qui serait dévolu au peuple juif se retrouve chez les sionistes (et dans toutes leurs versions politiques) depuis Theodor Herzl. Les principaux détracteurs de David Ben Gourion et de sa vision du sionisme animée d’une foi messianique ont été les professeurs de l’Université hébraïque de Jérusalem. Pourquoi ? Cette polémique doit être appréhendée dans une polémique plus large, entre le sionisme politique et les tendances opposées au sionisme au sein du Yishouv. Ces tendances se sont ancrées depuis 1948 dans le monde intellectuel israélien. L’Université hébraïque de Jérusalem, des années 1930 à 1990, a été l’incubateur (je reprends le mot éloquent de Pierre Lurçat) de ces tendances, des tendances devenues dominantes avec les accords d’Oslo (1992). L’antisionisme politique à ses débuts a été essentiellement le fait d’ashkénazes et plus spécifiquement de Juifs allemands, parmi lesquels Martin Buber, fondateur du Brith Shalom, un mouvement désireux de promouvoir un État binational (avant et après 1948), ce qui laissait supposer une harmonieuse coexistence entre Juifs et Arabes. L’importance de ce mouvement s’explique par son emprise sur l’Université hébraïque de Jérusalem, un mouvement dont l’idée maîtresse est que la souveraineté n’est pas une valeur juive et que le recours à la force armée est contraire au judaïsme.
La pertinence des deux textes que présente Pierre Lurçat dans ce cinquième volume de « La Bibliothèque sioniste » se voit réactivée, surtout depuis le 7 octobre 2023. Israël est entraînée dans une guerre très complexe sur trois fronts : Sud, Centre, Nord, soit respectivement : la bande de Gaza, la Judée-Samarie (communément appelée Cisjordanie) et le Sud du Liban, avec pertes militaires et civiles et déplacements de populations (au Nord surtout), un conflit qui évoque la guerre d’Indépendance de 1948-49, ce que suggère le titre de la dernière partie de la présentation de Pierre Lurçat, « La deuxième guerre d’Indépendance d’Israël ». Les reproches adressés à Benyamin Netanyahu, nous dit l’auteur, sont ceux qui ont été adressés à David Ben Gourion (voir l’affaire Lavon, 1954), soit de mettre en danger la démocratie. L’adjectif « messianique » est dévoyé à des fins politiques afin de diaboliser l’actuel chef du Gouvernement israélien, démocratiquement élu. A un conflit extérieur s’ajoute donc un conflit intérieur.
Alors qu’Israël connaît une grave crise sécuritaire, David Ben Gourion déclare que la sécurité d’Israël ne dépend pas seulement d’une puissante armée mais aussi d’une immigration massive, une question toujours actuelle. Mais surtout, il insiste sur le messianisme et la rédemption, le messianisme comme ciment du peuple juif en exil puis vecteur de son retour en Eretz Israel et de la renaissance de l’État juif. Cette considération reste bien actuelle. Un « État de tous les citoyens » défendu par ses adversaires nie la vocation messianique de l’État d’Israël alors que, toujours selon David Ben Gourion, cette vocation est à la base de la survie du peuple juif depuis sa naissance. Non, la foi en la rédemption et en la vocation messianique d’Israël ne met pas en danger la démocratie israélienne, elle est au cœur de la survie d’Israël.
Olivier Ypsilantis
D. Ben Gourion, En faveur du messianisme, L’Etat d’Israël et l’avenir du peuple Juif. La bibliothèque sioniste, éditions l’éléphant 2024. 99 p. 12,66 EUR. Disponible sur Amazon, B.O.D. et sur commande en librairie.