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18 janvier 2013 5 18 /01 /janvier /2013 10:26

images.jpgLa nuit est enfoncée dans mes yeux, une nuit épaisse qui pénètre mes orbites, elle s'étale de tout son long sur moi. La nuit et son étouffe-silence, pourtant si bien adaptée au peu de capacité que m'a laissé mon corps. La nuit s'engouffre, s'infiltre dans les mailles serrées de la moustiquaire, elle entre ici avec l'araignée de mes cauchemars. Mon ventre s'alourdit, le vent ne quitte plus mes organes et, malgré tout cet air qui me ballonne à me faire éclater, j'ai peur de rendre mon dernier souffle.

Mon corps est las, il ne répond plus. Les yeux, la langue, la bouche, les mains, les seins, tout est répandu sur mon ventre; un bout de moi est si flasque qu'il est déjà mort. Je vis une mort en mitoyenneté, un crépuscule jour-nuit. Comme un gros cafard qui se serait brûlé une aile à la chaleur de la lampe et qui se débattrait maladroitement. Un soubresaut de vie, une métamorphose, voilà ce que je suis.
Dans la pièce voisine, où vivait mon époux Rodolphe, sont exposées les photos de tous nos morts. Celle de Rodolphe, bien sûr, mais aussi celle de Bie, ma mère. C'est fou comme elle me ressemble : ce regard fixe et sévère, c'est tout moi. Pourtant, maman Bie était tendre et douce comme le sirop-batterie qui dégoulinait sur nos joues d'enfants. Paulette, ma fille, repose en son image ! Paupau que je m'apprête à rejoindre, et Tonton Jean le libraire, hémiplégique pour l'éternité dans sa berceuse penchée. Ils sont vivants, mes morts, ils me parlent en couleur sépia. Dans le silence de mon corps tremblé, distendu, ils ont fait de mes nerfs leur maison. Ils me regardent en souriant ou me considèrent d'un air grondeur. Ils grimacent, peut-être me voient-ils me décomposer avec plaisir.
Je suis morte, mais les vivants ne le savent pas encore. Et moi, j'ai des doutes.
Je suis morte et pourtant, vivante, j'ai toujours pensé que les instants qui fécondaient l'éternité ne s'arrêteraient jamais. Je croyais aussi que la mort était ce point qui touche l'innommable, un passage insupportable qui réside dans la peur. Eh bien ! figurez-vous qu'au moment fatidique, c'est l'araignée-pays qui me fit le plus d'effroi, celle qui guettait ma vie de l'autre côté de la moustiquaire distendue où je savais, pour l'avoir vu, qu'il existait un trou, celle qui me considérait, moi, ravet enfoncé dans mon lit en creux, comme une proie alléchante. J'avais tellement peur d'elle que je suis morte sans le savoir.
Les photos de mes chers disparus se sont rapprochées. Oncle Guichard m'a dit : «Viens.» Papa Roro a rajeuni d'un coup dans son cadre et tapoté ma main : «Je suis venu te chercher.» Il souriait. Un brouhaha épouvantable dans ma maison, des cris, des voix, des rires, le coq chantait. Je ne sais pourquoi il était attaché à mon lit.
C'est le tour de Paupau. Elle est femme maintenant. Je reconnais à peine son visage. Elle m'appelle «maman». C'est bien elle. Elle me dit des choses. J'ai peur. J'écoute à peine. L'araignée s'approche du trou dont elle détient encore le secret.

Présentation de l'éditeur

Ouvrier en usine, vendeur en librairie... Daniel Radford, natif de Guadeloupe, a multiplié les petits boulots avant d'apprendre auprès de Robert Laffont le métier d'éditeur. Au fil de ses lectures, il se plonge dans l'Ancien Testament. D'abord choqué par la découverte de ce Dieu vengeur et jaloux, il entreprend une quête spirituelle qui le mène tout d'abord chez un libraire de la rue des Rosiers - et se rappelle que « Papa Roro », son grand-père, était d'origine juive... Au bout de ce chemin de quinze ans, qui passe par l'étude des textes, la traduction du Talmud, intervient sa conversion au judaïsme, au côté de deux « guides » : Sylvain Kaufmann, rescapé des camps d'extermination, et le rabbin Daniel Gottlieb (1940-2010), secrétaire particulier du grand rabbin Sirat...
L'Homme au Livre est l'histoire de ce cheminement, qui conduira Daniel Radford jusqu'au rabbinat. Cet homme aux passions multiples raconte la rue Nozière du Pointe-à-Pitre de son enfance, bruyante et joyeuse, à laquelle ressemble tant la rue des Rosiers. Une vie tout entière dédiée aux livres... et au Livre, dans le compagnonnage des grands convertis de l'Histoire.


L'homme aux Livres par Daniel Radford, Presse du Châtelet, 2012, 281 pages, 19,95 €
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