Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 octobre 2021 4 14 /10 /octobre /2021 11:21
Les Pharisiens dans les Évangiles et dans l’Histoire, par Mireille Hadas-Lebel

Mireille Hadas-Lebel est un véritable puits de science. Notamment pour tout ce qui touche à l’Antiquité. Chacun de ses ouvrages nous apporte son lot de révélations et de précisions sur les sujets les plus divers. Avec ce nouvel ouvrage, elle braque les projecteurs sur les Pharisiens. Et, partant, sur les Sadducéens, les Esséniens, les Évangiles et, bien entendu, Jésus.

C’est l’évangéliste Matthieu, qui, mettant dans la bouche de Jésus, la phrase terrible : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites » qui a donné, en quelque sorte le coup d’envoi de l’antisémitisme chrétien. Présentés comme de faux dévots, ils furent honnis par leurs ennemis. Et c’est grâce aux écrits de Flavius Josèphe, à la littérature rabbinique et aux travaux récents d’exégèse chrétienne, que la vérité peut enfin être faite sur cette secte juive.

Dans son Autobiographie, Flavius Josèphe rappelle qu’au sein du judaïsme de Judée, on distinguait trois courants majeurs : sadducéen, pharisien et essénien. Josèphe, pour sa part, se sentait proche des Pharisiens. Plus tard, en 70, au lendemain de la destruction de Jérusalem par les Romains en 70, Yohanan Ben Zakkaï, à Yavné, perpétua en partie, dans son école, l’enseignement pharisien. On considérait alors les Pharisiens comme des quiétistes détachés de la politique. En tout état de cause, l’identité pharisienne s’est construite en opposition aux Sadducéens. Les dissensions entre les deux écoles portaient essentiellement sur l’application de la Torah, la Loi écrite. Matthieu les accusera de dévotion ostentatoire : « Ils disent et ne font pas », servant tout à la fois Dieu et Mammon. Dès lors, le Royaume des Cieux leur est fermé.

Mireille Hadas-Lebel aborde une question aussi originale qu’essentielle en se demandant : « Jésus était-il un Pharisien ? ». Après avoir écarté l’idée, pourtant fort répandue à une époque, que Jésus soit un Essénien et rappelé que « Comme tous les habitants de Nazareth, les parents de Jésus l’ont fait circoncire, lui ont enseigné la Torah, l’ont emmené à la synagogue, lui ont appris à respecter le shabbat, les fêtes et les règles alimentaires ; ils sont même allés au moins une fois avec lui en pèlerinage à Jérusalem pour la Pâque ». Jésus, d’ailleurs, dans le fameux Sermon sur la Montagne affirme qu’il n’a pas l’intention de changer un iota au texte sacré. Tout compte fait, il s’avère que Jésus, tout en les critiquant,  était proche des Pharisiens chez qui il était souvent invité à partager un repas.

Finalement, les Chrétiens ne sont pas si éloignés du judaïsme. « Les Évangiles, bien qu’écrits en grec et destinés en partie aux Chrétiens de la diaspora, reflètent les principes d’interprétation juive de l’Ecriture ». Jésus, « rabbin énigmatique », ne prendra qu’après sa mort la dimension divine qui aura été la sienne.

En conclusion, « le temps est venu d’apaiser les querelles du passé ». Magnifique !!

 

Jean-Pierre Allali

(*) Éditions Albin Michel. Février 2021. 208 pages. 19,90 €.

http://www.crif.org/fr/content/lectures-de-jean-pierre-allali-les-pharisiens-dans-les-%C3%A9vangiles-et-dans-l%E2%80%99histoire-par

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2021 3 13 /10 /octobre /2021 14:38
"Seuls dans l'Arche" : Pierre Lurçat au micro d'Emmanuelle Adda sur RCJ

Pierre Lurçat publie son nouveau livre  ''Seul dans l'Arche'' écrit pendant cette dernière année de crise sanitaire et ponctuée de confinements.

Il y pose un certain nombre de questions essentielles  comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël.

Entretien avec Emmanuelle Adda

https://radiorcj.info/diffusions/seuls-dans-larche-le-nouveau-livre-de-pierre-lurcat/

kan_israel

 


Emission: Partenariat KAN ISRAEL - Emmanuelle Adda

Partager cet article
Repost0
11 octobre 2021 1 11 /10 /octobre /2021 18:46
EN LIBRAIRIE - Le retour à Sion, De l'idéalisme au pragmatisme, de Juda ha-Hassid au Gaon de Vilna et ses disciples

Cet ouvrage traite de l’histoire du mouvement d’immigration en Terre Sainte des disciples du rabbin Eliahou ben Salomon, le célèbre Gaon de Vilna, au XIXe siècle. Il propose des analyses inédites du processus et de la genèse de ce mouvement en se fondant sur des faits historiques. Il évoque aussi les conditions de vie très difficiles des communautés juives de cette région dans le contexte mouvementé de l’Empire ottoman, avant de décrire en détail les démarches diplomatiques inattendues initiées par ces « pionniers de la rédemption » auprès des autorités ottomanes et de divers consulats occidentaux. Il aborde ensuite les projets agricoles, industriels et scolaires développés par les générations postérieures ainsi que l’édification intensive de nouveaux quartiers à Jérusalem. Au total, un tableau saisissant et inédit de l’histoire religieuse et politique du Yishouv en Terre Sainte au XIXe siècle est dressé, préfigurant l’avènement du sionisme politique. Cette étude constitue donc une clé de compréhension des enjeux et des problématiques de l’Israël d’aujourd’hui.

Emmanuel Schieber est docteur en Histoire des religions de Sorbonne-Université. Ses recherches portent sur l’histoire de l’immigration juive en Israël, du développement de la ville de Jérusalem et de la rédemption dans le judaïsme.

 

https://www.honorechampion.com/fr/homecategory/champion

Partager cet article
Repost0
7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 10:20
EN LIBRAIRIE - La citoyenneté irresponsable Les racines culturelles de la crise de l'autorité en temps de pandémie Jean-François Caron

 

La pandémie de la COVID-19 a révélé une grave crise dont les pouvoirs politiques des sociétés libérales sont aujourd’hui victimes. En effet, de nombreux individus n’ont pas hésité à défier les directives émanant de l’État, avec pour conséquence une incapacité de freiner durablement la contagion. Comment et pourquoi ces sociétés en sont-elles arrivées là ? Voilà la question à laquelle ce livre cherche à répondre. Que ce soit la popularité des théories du complot, la méfiance envers les gouvernements ou encore les croyances religieuses ou culturelles qui ont pris préséance sur les directives de l’État en matière de santé publique, tous ces facteurs qui ont mené à l’exercice d’une citoyenneté irresponsable au cours de cette pandémie trouvent leurs racines dans la tradition libérale telle qu’elle a pris naissance au xviiie siècle et dans son évolution plus récente qui a eu pour effet de décentrer l’individu de ses responsabilités collectives au profit d’une jouissance quasi illimitée de sa liberté individuelle. Sans pour autant remettre en cause cette tradition et nous complaire dans l’illusion d’un monde ancien qui n’est pas voué à renaître de ses cendres, cette crise sanitaire a révélé l’urgence pour les sociétés libérales d’établir un meilleur équilibre entre l’intérêt collectif et la liberté individuelle par une citoyenneté responsable apte à prémunir ses citoyens contre l’adoption de mesures liberticides lorsqu’elles seront frappées à nouveau par de nouvelles pandémies qui semblent malheureusement inévitables.  

 

https://www.editions-hermann.fr/livre/9791037009616

 

Partager cet article
Repost0
5 octobre 2021 2 05 /10 /octobre /2021 12:58

Les grands écrivains continuent de publier après leur mort… C’est la réflexion en forme de boutade que je me suis faite en lisant le compte-rendu du dernier livre d’Isaac Bashevis-Singer, qui vient d’être publié en hébreu, traduit du yiddish (1). Il s’agit d’un carnet de voyages en Israël, rédigé en 1955 sous forme d’articles pour le journal Forverts, et qui offre une vision étonnante, non seulement de l’Etat d’Israël des premières années, mais aussi (et surtout) de la manière dont le grand écrivain yiddish a perçu l’Etat juif renaissant. 

 

Parti de Marseille avec sa femme sur le Artsa, Bahevis-Singer débarque à Haïfa en septembre 1955. D’emblée, il est sous le charme et ne cache pas son émotion. “Combien limpide la ville apparaît depuis notre bateau ! Tellement ensoleillée et lumineuse. C’est sans doute à cela que ressemblera un jour la Résurrection des morts. La terre s’ouvrira et en sortiront des jeunes hommes et des jeunes femmes aux joues roses, un sourire dans les yeux”. Il se rend ensuite à Tel-Aviv, accompagné de l’écrivain Itshak Perlov. 

« Pour qui vais-je voter ? », affiches de campagne électorale sur un mur de Tel-Aviv, Tel Aviv, 1955. Moshe Pridan – Courtesy of the GPO (Government Press Office)

Ce qui le frappe dès les premiers instants (comme beaucoup de visiteurs juifs découvrant Israël), c’est l’omniprésence de la culture et de l’histoire juive, jusque dans les noms des rues, comme il le rapporte avec sa malice habituelle : “Le Juif allemand qui habite ici est sans doute un peu snob, mais son adresse est rue Chalom Aleichem. Et il est ainsi obligé, plusieurs fois par jour, de répéter ce nom…” Ainsi, l’identité juive devient en Israël une réalité à laquelle nul ne peut échapper, y compris chez les Juifs les plus assimilés. Et, de manière moins anecdotique, il observe encore : “Comme ce fut le cas au Mont Sinaï, la culture juive – au sens le plus profond – s’est imposée aux Juifs en Israël et les interpelle : Vous devez m’adopter, vous ne pouvez plus m’ignorer, vous ne pouvez plus me dissimuler”. 

Le périple israélien de Singer le mène aux quatre coins du pays (qui est alors très petit, dans les frontières d’avant 1967) : à Jérusalem et à Beer-Sheva, à Safed et dans le Néguev. Il rencontre des personnalités et des gens de la rue, des écrivains et des hommes politiques. Sur le bateau déjà, il a été frappé par la piété des Juifs tunisiens, et en Israël aussi, il découvre le peuple Juif dans sa diversité ethnique et culturelle. Visitant des ma’abarot (camps de transit où sont installés les Juifs venus d’Afrique du Nord dans des conditions très difficiles), il ne se départit pas de son regard plein d’humanité et d’optimisme : “Les Juifs ici ont l’air à la fois en colère et plein d’espoir. Ils ont beaucoup de récriminations à l’encontre des dirigeants israéliens. Mais ils doivent s’occuper de leurs propre vies. Leurs enfants iront dans des écoles juives. Ils font d’ores et déjà partie du peuple. Bientôt on les retrouvera dans des ministères et à la Knesset”. 

 

Singer devant l’immeuble du Forwerts à New York, années 1950. Crédit David Attie

Singer est particulièrement séduit par Tel-Aviv, dont il sait apprécier – contrairement à d’autres voyageurs – la beauté et le style architectural. “Elle est à mes yeux une ville très belle, construite avec beaucoup de soin et de goût. Les maisons y sont claires et les balcons adaptés au climat subtropical et enchanteur. Oui, c’est enchanteur comme une pluie d’été”. On comprend que l’écrivain né en Pologne et installé à New-York apprécie le charme de la première ville juive construite sur les dunes… “Tout exprime ici l’ouverture, la bénédiction et la paix. Il n’y a pas une once de snobisme dans cette ville. Elle est tout entière comme une grande auberge juive”. A Safed, il rencontre des combattants de la guerre d’Indépendance.

Sa visite à Jérusalem ne lui laisse pas, par contre, une impression très forte. Mais c’est du kibboutz Beit Alfa qu’il rapporte les sensations les plus marquantes. Il s’y rend avec sa seconde femme, Alma, pour rendre visite à son fils Israël Zamir, qui vit en Israël depuis 1938 (2). 

 

Le kibboutz Beit Alfa au début des années 1950.

C’est là, au pied du mont Gilboa, dans ce kibboutz fondé par l’Hachomer Hatzaïr (dont son fils est membre), que Singer partage un repas shabbatique dans le réfectoire commun et qu’il fait sans doute l’expérience la plus forte de son séjour. “Si c’était un kibboutz religieux, la femme allumerait les bougies et le mari se rendrait à la synagogue pour accueillir le shabbat. Mais ici, c’est le soleil qui allume les bougies. Il colore les monts alentour d’une rougeur merveilleuse, l’éclat de bougies de shabbat célestes… La transition entre le jour et la nuit est rapide. 

Il y a un instant encore, le soleil était rouge flamboyant, et voici que les étoiles apparaissent dans l’obscurité. Nuit de shabbat. J’ai un sentiment étrange – ici, on ne peut pas profaner le shabbat. Il est là, empreint de sa sainteté intrinsèque. Ici, le shabbat se sent chez lui, et ces jeunes gens et jeunes filles professant l’athéisme ne parviennent pas à le chasser”. L’écrivain est également frappé par le courage des habitants du kibboutz: “L’ennemi peut attaquer de toutes parts, du Nord, du Sud, de l’Est… Mais le visiteur en Israël est gagné par la bravoure partagée par tous les Juifs du pays, une sorte de courage qu’il est difficile d’expliquer”. 

La journaliste de Makor Rishon qui rend compte de la parution de ce livre en hébreu conclut son article en se félicitant que l’écrivain yiddish soit rentré aux Etats-Unis, car son installation en Israël, s’il en avait décidé ainsi, aurait été une perte pour la littérature mondiale… Mais je ne partage pas son avis. Quelle aurait pu être la carrière littéraire de

Bashevis-Singer, s’il avait décidé de rejoindre le jeune Etat juif et d’en devenir citoyen ? Quelle aurait pu être sa contribution aux lettres israéliennes, et comment sa carrière littéraire en aurait-elle été modifiée ? Autant de questions auxquelles seule l’imagination permet de répondre. Souhaitons que ce beau livre soit également traduit en français. 

— 

  1. Voir Aliat Karp, “Ici le shabbat se sent chez lui”, Makor Rishon, 17.9.2021. Certaines citations sont extraites de l’article de D. Stromberg. A noter qu’on vient également de découvrir des fragments inédits de Singer abordant des sujets théologiques, ici.
  1. Israël Zamir, abandonné par son père alors qu’il était enfant, a raconté son expérience dans un livre autobiographique, Mon père inconnu, Isaac Bashevis Singer.
Partager cet article
Repost0
3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 07:44

 

La bibliothèque de mon père - qui recouvrait presque tous les murs de la maison - comportait un purgatoire, destiné aux livres dont il n’avait plus d’usage ou pour lesquels il avait perdu toute affection, qui étaient relégués dans la cave, où de vieux rayonnages en bois croulaient sous les livres ainsi exilés. Y figuraient, outre les œuvres complètes de Marx, de nombreux ouvrages d’économie, discipline à laquelle il s’était intéressé de près à une certaine époque. Il avait ensuite renoncé à comprendre les rouages de l’économie pour se consacrer à la lecture de livres de philosophie et de poésie, qui étaient comme je l’ai déjà relaté ses domaines de prédilection. 

 

Le “Saint des Saints” de la bibliothèque de mon père abritait aussi quelques romans, moins nombreux il est vrai. Parmi ceux-ci, l’œuvre de David Shahar occupait une place particulière. L’écrivain israélien avait été traduit en français dès 1978 et c’est Jacqueline Piatier qui, dans le Monde des Livres, le qualifiait en 1983 de “Proust oriental”. Mon père avait ainsi découvert et lu avec passion le Palais des vases brisés, fresque monumentale dans laquelle Shahar décrit la Jérusalem des années 1930 et 1940. Je revois encore, par les yeux de l’esprit, mon père lisant Shahar lors de vacances estivales, assis dans le fond du jardin, près d’un bouquet de roses trémières,  entièrement plongé dans le monde shaharien.



 

David Shahar (Photo Yehoshua Glotman)

 

L’écrivain israélien était-il un conteur oriental, ou bien “un écrivain de l'envergure d'un Proust ou d'un Faulkner”, selon les termes de Jacqueline Piatier? En réalité, il était les deux à la fois : conteur et romancier. Né d’une famille vivant en Eretz-Israël depuis plusieurs générations, il n’avait découvert que tardivement la littérature européenne. Tout comme Jérusalem - où se déroulent la plupart de ses livres - il vivait à l’intersection de plusieurs mondes, aux confins de l’Orient et de l’Occident. Si son écriture a pu être comparée à celle de Proust, qu’il n’a sans doute pas lu avant un âge avancé, c’est que Shahar mêle de manière inextricable passé et présent, narration et souvenir, récit et réminiscence.

 

Notre époque, qui porte aux nues la figure de l’écrivain, a paradoxalement oublié celle du lecteur, qui n’est plus considéré aujourd’hui que comme un consommateur. Quant à l’écriture, elle n’est plus vécue comme un travail et comme un sacerdoce - ce qu’elle a toujours été pour les plus grands écrivains - mais comme une catharsis et comme une façon d’exprimer les aspects les plus dérisoires du moi et de ses souffrances. Écrire, pour de nombreux auteurs contemporains, semble souvent répondre uniquement à un besoin personnel, celui d’exprimer des sensations et de partager des émotions, ou une “expérience” intime. 

 

Contre cette conception égocentrique de l’écriture, qui est largement le produit de notre époque obnubilée par le “moi”, Shahar a défendu et illustré une idée plus généreuse de la littérature. Son œuvre romanesque - aux côtés de livres pour enfants et de quelques recueils de nouvelles - plonge le lecteur dans un univers à part entière, qui n’est pas le monde intérieur de l’écrivain, mais celui d’une époque et d’un lieu qu’il fait revivre par la magie de sa plume et auxquels il confère profondeur et acuité : celui de la Jérusalem mandataire. 



 

Jérusalem, porte de Jaffa dans les années 1930



 

Sans doute mon père était-il d’autant plus friand de la lecture de Shahar qu’elle le faisait pénétrer dans la ville natale de ma mère. Lorsque, plusieurs années après leur découverte de Shahar, mon père et ma mère se rendirent à Jérusalem, où je m’étais entretemps installé à demeure, ils prenaient plaisir à déambuler dans les quartiers décrits par l’écrivain - ceux de Méa Shearim et de Boukharim, celui de la Colonie allemande, et surtout le petit périmètre qui s’étend entre la rue d’Éthiopie, la rue du rav Kook et la rue des Prophètes. C’est là qu’était née ma mère, en 1928, dans l’hôpital français devenu depuis lors un collège universitaire. 

 

Chaque fois qu’ils venaient me rendre visite à Jérusalem, les pas de mes parents étaient comme attirés vers ce quartier, qui constitue le cœur de l’univers shaharien. C’est en effet rue du rav Kook que se situe la clinique du docteur Rabban (1), évoquée dans le Palais des vases brisés, et c’est rue d’Éthiopie que se trouvait la bibliothèque du Bnai-Brith où travaillait la jeune Nin-Gal (2). Quant à la rue des Prophètes, elle abritait la fameuse maison où habitait Gabriel, personnage central de la grande fresque shaharienne. On pouvait encore voir cette maison, il y a quelques années, avant qu’elle ne fut détruite pour laisser la place à un projet immobilier de luxe…

 



 

La maison de la rue des Prophètes est aussi celle où le narrateur de L’agent de sa Majesté a passé son enfance. Ce grand roman d’amour et de guerre, dont l’intrigue se déploie entre la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Kippour, ne fait pas partie du cycle romanesque du Palais des vases brisés, même si certains personnages apparaissent dans les deux. Mon père lut ce livre pour la première fois en juin 1983, après la publication de l’article de Jacqueline Piatier qui lui fit découvrir Shahar. L’exemplaire du livre aux pages jaunies porte encore les remarques au crayon faites par lui, au fil de ses lectures successives du roman (car il lisait et relisait les livres qu’il appréciait particulièrement).

 

Un grand roman t’oblige à t’expliquer avec toi-même ; il pose les vieilles questions dans un langage nouveau. Le romancier (du moins quand il a la noblesse d’un Shahar) est un ami qui te parle, mais en parlant, il est prêt à s’interrompre pour t’écouter”, notait ainsi mon père sur la dernière page de L’agent de sa Majesté. Quelles étaient ces “vieilles questions” que Shahar lui avait posées? Je l’ignore... Sans doute tournaient-elles autour des figures féminines, élément central du roman, et notamment celles de la mère de Reinhold et celle de Tamara Koren, l’inoubliable maîtresse du héros, Heinrich Reinhold, qui fut aussi la cause de sa trahison.

 

…………………...

Amoureux des livres de Shahar, mon père y avait aussi trouvé la confirmation de sa conception de la spécificité irréductible de l’être humain, au nom de laquelle il mena des joutes idéologiques contre certains de ses collègues scientifiques (3), qui étaient aussi obtus à cet égard que le “savant allemand ampoulé”, personnage de La Nuit des Idoles qui soutient l'inexistence de l'âme. « La science prouvait qu'il n'existait rien qui put s'appeler une "âme". L'âme n'existait pas ; elle n'était qu'une création des poètes, des fondateurs de religions, ou d'un certain genre de philosophes ». Cette conception païenne est rejetée avec force par David Shahar, qui récuse tout autant l'idée d'une âme totalement coupée du corps et de la matérialité du monde. 

 

Matérialisme obtus et spiritualisme désincarné : c'est entre ces deux conceptions également réductrices de la nature humaine que Shahar déploie sa vision d'un monde empli de poésie et de mystère, monde plein de formes, de couleurs, de lignes, de sens, d'odeurs, de sensations… On comprend mieux dès lors l'intérêt de Shahar pour la kabbale lurianique, inspirant le thème de la « brisure des vases » qui donne le titre à son œuvre maîtresse, Le Palais des Vases brisés. Dans l’univers de Shahar, outre le plaisir incommensurable de découvrir un très grand écrivain - que peu d’auteurs israéliens contemporains égalent - mon père avait ainsi trouvé un conteur de l’âme humaine, dans toute sa complexité et une réponse à certaines de ses préoccupations les plus vitales.

 Pierre Lurçat

Rien de ce qui est humain ne lui était étranger” : 

François Lurçat z.l. (1927-2012)

 

Notes

1. Le personnage du Dr Rabban semble inspiré par la figure du Dr Albert Ticho, médecin bien connu de la Jérusalem à l’époque mandataire et époux de l’artiste Anna Ticho.

2. Voir Nin-Gal, Le Palais des vase brisés 4, Gallimard.

3. Voir notamment son article ”De l’homme neuronal aux neurosciences”, 

 1985. https://www.cairn.info/revue-commentaire-1985-3-page-880.htm

 

Partager cet article
Repost0
24 septembre 2021 5 24 /09 /septembre /2021 14:01
Élie Al-Kahira, 1914-1948 le dernier roman de Bat Ye’or

Les événements qui ont profondément ébranlé la puissance et le prestige des Européens dans le monde jusqu´à aujourd´hui (1913-1942), ont été si considérables pour notre continent que nous connaissons peu la manière dont ils ont affecté les populations d´Orient. Or c´est à ce moment-là, dans cette partie du monde que furent jetés les germes de ce qui se joue à présent en plein cœur du continent européen : l´explosion des revendications communautaires et religieuses. Dans ce roman, Bat Ye´or nous rappelle que l´histoire n´est pas laffaire dune seule génération et qu´elle ne se laisse saisir quà laffut de la vie secrète des peuples.

Partager cet article
Repost0
19 septembre 2021 7 19 /09 /septembre /2021 10:19
Avrom Sutzkever, porte-parole des massacrés du ghetto de Vilnius

Alors que le Var connaissait son pire incendie cet été depuis 20 ans, ravageant 8 100 hectares dont 7 000 hectares de forêt, vignes, garrigue, je lisais halluciné, dans la traduction sublime de Rachel Ertel, « heures rapiécées » (1) d’Avrom Sutzkever (1913-2010), le poète témoin des cendres de la communauté juive de Lituanie voici 80 ans, exterminée par la Wehmacht, suivie par l’Einsatzgruppe A et enfin par la Gestapo et la SS de 1941 à 1944. Sutzkever est un immense poète, de la dimension de Paul Celan, et ses poèmes hantés du ghetto rappellent en nous « le Chant du peuple juif assassiné » d’Itz’hok Katzenelson, réchappé du ghetto de Varsovie par un leurre des nazis pour être rattrapé au camp de Vittel avec son fils et être assassiné à Auschwitz-Birkenau en 1944.

« depuis que témoin j’ai vu une allumette
éteindre une synagogue pleine de vieillards et d’enfants
Plus vite
Que dans le coucher de soleil s’éteint une hirondelle
Et il ne restait après eux qu’un yisgadel veyiskadash (2)
Un parchemin de cendres
avec des étincelles de lettres » (p. 340).

Rappelons qu’au festival de Radio-France à Montpellier, en 2007, Gérard Depardieu a prêté sa voix au poète yiddish, devenu israélien en 1948. Rachel Ertel, qui a bien connu Sutzkever, commence sa préface ainsi : « Avrom Sutzkever, homme phénix, a traversé tous les bûchers du XXe siècle. » Il fut l’un des très rares rescapés des juifs de Lituanie, à commencer par ceux du ghetto de Wilno (Vilnius). Au 1er janvier 1941, le pays comptait 208 000 juifs. Fin 1944, les Soviétiques dénombraient près de 196 000 victimes. Seuls survécurent entre 12 500 et 13 500 d’entre eux, soit près de 97 % de la population exterminée. On l’oublie tant cette mémoire-là est insupportable, comme toutes les exterminations, qui sont les événements les plus monstrueux de l’Histoire, les plus démentiels.

Avrom Sutzkever fut parmi les ultimes témoins et très rares survivants du génocide à être entendu devant le tribunal de Nuremberg, à la demande de l’accusation soviétique, en janvier 1946. Surtout, sa déposition resta dans les mémoires car, durant onze longues secondes, il ne put sortir aucun son, aucune parole de sa bouche, comme en atteste le film de son témoignage.

Le 22 juin 1943, dans le ghetto de Wilno dans sa phase de liquidation, il écrit :

« suis-je le dernier poète d’europe ?
mon chant pour cadavres, corbeaux ?
je sombre dans le feu, les marais, l’immondice
captif des heures rapiécées d’étoiles jaunes.
je dévore mes heures de mes crocs de fauve,
don d’une larme maternelle, dans la larme je vois
le cœur million- d’ossements
qui afflue au galop vers moi.
je suis le cœur-million ! le gardien
de leurs chants décimés
et dieu, dont les biens sont calcinés,
se cache en moi, comme dans un puits, le soleil. »

Rachel Ertel a voulu caler l’orthographe et la ponctuation de Sutzkever en français puisque en yiddish il n’existe pas de majuscule, pas davantage qu’en hébreu – contrairement à l’allemand.

Quelle est la force démiurgique des poètes les plus géniaux ? Sans doute est-ce de pouvoir transcender le drame, la tragédie, l’indicible, dans un métalangage où la rhétorique n’a plus de mise, où elle se transfigure par le dire poétique. La puissance de Sutzkever est de réussir à inoculer à ses métaphores le nu de la vie dans sa réalité la plus implacable. La suite de poèmes intitulée « Ghetto de Wilno », a été commencée dans le ghetto et terminée à Moscou. Epitaphes, prosopopées, mais aussi poèmes personnels, presque d’introspection vertigineuse dans ce contexte d’apocalypse totale, de fin du monde. Il se fait ici le « porte-parole des massacrés » comme dira Rachel Ertel à propos de son intervention au procès de Nuremberg. Il y a ce poème suffocant, en deçà de tout dire comme de tout dédire, celui sur l’assassinat de sa mère, qui n’a pas de titre.

« sur la chaussée du ghetto en bringuebalant
est passé une charrette de chaussures
encore chaudes des pieds qui les avaient portées
cadeau effroyable des exterminés et j’ai
reconnu de ma mère la chaussure éculée
à la bouche béante ourlée de lèvres ensanglantées. »

Depuis Sophocle (Ve siècle avant l’ère commune), Eschyle (525 – 456 avant), et déjà avec Jérémie (VIe s.), témoin de la destruction de Jérusalem et de la déportation des Hébreux à Babylone, les plus grands poètes, les plus grands dramaturges, furent des poètes tragiques, mais entre Jérémie et le XXe siècle, y a t-il eu d’autres poètes, à avoir vécu l’extermination de tout son peuple dans son « incondition », non d’otage comme eût dit Levinas, mais de mort en sursis, qui ait, par quelque chance ou hasard affolants, réchappé au sort de tous les siens, comme Avrom Sutzkever, Itz’hok Katzenelson ? N’y eut-il aucun poète durant le génocide arménien, ou pendant les génocides khmer ou rwandais, ni durant les crimes de masses de Staline ou l’abominable crime de Mao, le grand bond en avant, qui coûta la vie à environ 35 millions de Chinois (3) ? Cela est impossible, car il est inhérent à un peuple, et plus encore à un peuple massacré, d’avoir les porte-parole des exterminés.

SUITE ICI

https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20210907.OBS48330/suis-je-le-dernier-poete-d-europe-avrom-sutzkever-porte-parole-des-massacres-du-ghetto-de-vilnius.html?utm_source=A+La+Une&utm_campaign=a-la-une-2021-09-17&utm_medium=email

Partager cet article
Repost0
30 août 2021 1 30 /08 /août /2021 18:00
Questions autour de la tradition juive avec Vladimir Jabotinsky et Pierre Lurçat

Je viens de recevoir un petit livre, « État et religion. Questions autour de la tradition juive » de Vladimir Jabotinsky, la deuxième publication de La Bibliothèque sioniste créée par Pierre Lurçat. Ce document est constitué de deux parties à peu près égales, soit : une préface de Pierre Lurçat intitulée « État et religion dans la pensée du Rosh Betar » et un ensemble d’écrits de Jabotinsky publié entre 1933 et 1937, des écrits publiés pour la première fois en français par les soins de Pierre Lurçat.

Dans sa préface, Pierre Lurçat s’efforce de rendre sensible le cheminement de Jabotinsky face à la religion juive – et la religion en général –, soit un éloignement mêlé de respect. Peu à peu, Jabotinsky se rapprochera de cette religion sans devenir pratiquant pour autant. Pierre Lurçat nous évoque également la manière dont le Rosh Betar envisageait les rapports entre l’État et la religion juive et il nous montre en quoi cette vision reste pertinente.

Jabotinsky a étudié en profondeur la « questions des nationalités » et d’abord sous un angle théorique. Le judaïsme tel qu’il l’envisage est inclus dans sa pensée politique et sa doctrine de la nation dont le sionisme n’est qu’un élément Il a reçu une certaine éducation juive par sa mère, son père étant décédé. Il ne peut être considéré pour autant comme un Juif religieux. Sa culture est européenne, profane, russe d’abord puis italienne. Il évoque l’Italie comme sa « patrie spirituelle ». Cet Européen ne s’éloigne pas pour autant de la culture juive. Il lit H. N. Bialik et fait ses débuts en littérature en traduisant en russe le Cantique des Cantiques et un poème de Y. L. Gordon.

 

Sa conception de l’État oriente sa conception des rapports entre l’État et la religion. Empressons-nous de corriger une idée fausse et très répandue : Jabotinsky n’a jamais eu la moindre sympathie pour les régimes autoritaires et il s’est opposé à eux dès le début des années 1930. Il restera partisan d’une intervention minimale de l’État. Il faut lire à ce sujet l’un de ses derniers écrits (publié à New York en 1940), un article intitulé Bné Melakhim (« Fils de Roi »). Cet idéal politique se fonde sur l’interprétation de la tradition d’Israël, à savoir que chaque individu porte un « royaume individuel » qui doit échapper au contrôle de l’État.

La pensée de Jabotinsky au sujet de la religion peut être présentée de la manière suivante :

Première étape : 1905. Le sionisme et Eretz Israel. La religion a permis de sauvegarder l’identité nationale juive tout au long de l’exil. Mais la religion n’est que l’enveloppe protectrice d’autre chose. Le territoire national étant perdu, la tradition religieuse se fige comme un « cadavre embaumé » (l’expression est de Jabotinsky), une vision courante dans la pensée sioniste laïque.

Deuxième étape : De la religion (1935). Dans cet article Jabotinsky expose son attitude face à la religion à laquelle il attribue un rôle important dans l’histoire. Par ailleurs, il critique le marxisme qui ne perçoit pas l’importance du fait spirituel. Pour être complet, l’homme doit être religieux. Jabotinsky ne définit pas le contenu de sa religion mais considère qu’elle est le « lien vivant entre son âme et l’infini qui l’accompagnera partout où il ira ». Cette évolution s’explique en grande partie par sa découverte de la pensée du grand-rabbin Avraham Kook.

Inside the mind of Rav Kook: Redeeming not only the world, but one's soul -  Haaretz Com - Haaretz.com

Comment expliquer l’immense estime entre deux hommes si différents ? Nous en venons à l’affaire Arlozoroff. Lorsque ce dernier est assassiné le 16 juin 1933 sur une plage de Tel Aviv, le Betar est accusé sans la moindre preuve. Trois militants sont arrêtés et l’un d’eux, Avraham Stavsky, est condamné à mort. Jabotinsky se démène afin de prouver l’innocence de cet homme et il reçoit l’appui décisif du grand-rabbin Avraham Kook qui est conspué par la presse et les partis de gauche.

Troisième étape : Discours au congrès fondateur de la Nouvelle Organisation Sioniste (N.O.S.). L’intervention du rabbin Milikovsky, organisateur du comité de défense de l’accusé (du meurtre d’Arlozoroff), suscite un changement d’orientation du mouvement. D’abord franchement laïque, le mouvement initié par Jabotinsky se montre graduellement plus attentif à la tradition juive. En 1935, lors du congrès fondateur de la N.O.S., il accueille avec sympathie l’Alliance de Yéchouroun, un courant sioniste religieux qui vient d’intégrer le parti révisionniste. Jabotinsky ne considère plus le judaïsme d’un point de vue strictement utilitaire (le judaïsme cette « momie » qui a permis au peuple juif de conserver son identité nationale au cours des siècles d’exil), il développe une conception franchement positive : d’une « momie dans une vitrine de musée » au « feu sacré perpétuel (le mont Sinaï) ».

La conception qu’a Jabotinsky de la religion n’est en rien une vieillerie, une simple curiosité ; elle peut être méditée avec bonheur, aujourd’hui, dans la mesure où les questions qui se posaient aux débuts du sionisme politique sont toujours actives. Jabotinsky apporte des éléments de réponse essentiels. Première distinction essentielle : la sphère privée / la sphère publique. Il juge que la religion est plus importante pour la collectivité que pour l’individu, une affirmation qui a favorisé une interprétation erronée de sa pensée et des accusations infondées. Non, Jabotinsky ne fut en rien un sympathisant du fascisme italien ! Dans son autobiographie (traduite en français par Pierre Lurçat), on peut lire ce passage crucial : « Au commencement, Dieu a créé l’individu : chaque individu est un roi égal à son prochain. Il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la collectivité pèche envers l’individu. La société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire : et la fin des temps, la vision des jours messianiques – est le paradis de l’individu, un régime d’anarchie splendide – où la société n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever ». Non, Jabotinsky n’est en aucun cas le fasciste du sionisme. Il abhorre l’État totalitaire, ou simplement autoritaire, et se montre partisan d’un État minimaliste.

Comment se concilient l’État et l’individu avec l’idée qu’a Jabotinsky du rôle de la religion dans l’existence nationale ? Les croyances individuelles relèvent de la liberté de conscience, un domaine sacré. Mais dans l’ordre collectif, il importe de faire régulièrement la « manifestation d’une foi puissante et historique, dans le respect et l’obstination ». Le respect, soit l’élément essentiel de la conception du judaïsme qu’a Jabotinsky ; l’obstination, soit l’une des qualités spécifiques au peuple juif. Pour préserver ces qualités et la culture nationale (on pourrait en revenir à la notion de peuple), il faut souligner le lien entre le « judaïsme national » et le mont Sinaï.

Autre domaine central, l’éducation. Jabotinsky ne l’envisage pas par prosélytisme, contrairement à ce que répètent ses adversaires ; il juge simplement que la culture religieuse importe autant que la culture historique ou littéraire, que toutes font partie de l’âme de la nation, juive en l’occurrence. Et peu importe que l’élève se conforme ou ne se conforme pas aux commandements religieux ; il importe qu’il les connaisse, tout simplement.

Les coutumes juives, culture générale mais aussi « âme de notre nation » : la religion chez Jabotinsky est indéfectiblement liée à la nation. Le judaïsme n’est pas seulement une religion « légaliste », froide (ses adversaires dont Emmanuel Kant ont propagé cette appréciation), elle est aussi l’âme de la nation juive.

Jabotinsky est un « fou d’égalité », mais c’est aller vite en besogne que de l’annexer au camp « progressiste », ce camp qui sous prétexte d’égalité fait passer à l’arrière-plan la préservation du caractère juif de l’État. L’égalité – « tout homme est un roi » – doit en certaines circonstances s’effacer derrière d’autres impératifs comme ceux de l’intérêt national en temps de guerre et la préservation du caractère national.

Durant les dix dernières années de sa vie (1930-1940), Jabotinsky a estimé que la religion devait occuper une place centrale dans l’entreprise sioniste. Le rapport de Jabotinsky au judaïsme a certes évolué ; il n’en est pas moins resté un Juif laïque, non pratiquant, mais il a compris que la tradition juive n’appartenait pas à un camp ou un parti politique, qu’elle n’était pas seulement une enveloppe, qu’elle était aussi l’âme du peuple juif tout entier et qu’à ce titre elle devait être au cœur de la culture nationale du futur État juif – dont il ne verra pas la naissance.

Et je vous laisse découvrir les écrits de Jabotinsky qui font suite à cette présentation de Pierre Lurçat, soit trois articles respectivement intitulés : « Exposé sur l’histoire d’Israël » (1933), « Questions autour de la tradition juive » (1934), « De la religion » (1935), une lettre à son fils Ari (1935) et, enfin, un article : « La tradition religieuse juive » (1937). Je signale que le prochain livre à paraître dans La Bibliothèque sioniste, soit le troisième volume, s’intitulera « Le Mur de fer. Les Arabes et nous ».

Olivier Ypsilantis

https://zakhor-online.com/

Partager cet article
Repost0
25 août 2021 3 25 /08 /août /2021 09:30
Fondements du postmodernisme : (Re)lire La nouvelle idéologie dominante, de Shmuel Trigano

 

La crise du Covid 19 a exposé au grand jour certains des paradoxes les plus marquants de notre société post-moderne et de ses travers. Citons, par exemple, l'exaltation permanente des droits de l'individu et la dénonciation des "atteintes aux libertés", qui vont de pair avec la fin proclamée du sujet et du libre-arbitre, annoncée depuis les débuts de l'ère post-moderne. Le livre de Shmuel Trigano La nouvelle idéologie dominante - paru en 2012 et récemment traduit en hébreu - permet de comprendre certains de ces paradoxes, en les inscrivant dans le cadre conceptuel du post-modernisme, considéré comme une "idéologie totale" au sens où l'entend le sociologue Karl Mannheim. Il s’agit en effet - en dépit de sa prétention à "déconstruire" toutes les idéologies politiques et les "grands récits" de l'ère moderne - d’une idéologie, qui se décline selon l'auteur à travers quatre grands pôles : "une physique, une métaphysique, une théologie et une épistémologie".

 

La “déconstruction du réel" qui fonde la métaphysique post-moderne consiste à défaire le lien reliant les mots aux choses qu'ils décrivent (1). Ainsi, explique Trigano, "le réel n'est plus qu'un texte',  de sorte que sa lecture ne le référe plus aux choses qu'il est censé représenter, mais à ses mots eux-mêmes… c'est le concept mène d'objectivité qui vacille" (p.  25). Cette déconstruction du réel est lourde de conséquences dans tous les domaines. Elle explique notamment pourquoi le discours médiatique actuel ne se soucie plus guère de décrire les faits réels, mais seulement de créer des événements, comme l'explique Éric Marty au sujet du conflit israélo-arabe (2).

 

Cette évanescence du réel, explique encore l'auteur, fait que "le 'monde' n'existe plus, puisqu'il y a rupture totale entre le signifiant et le signifié. La connaissance du réel - la science - se réduit ainsi au champ littéraire, privilégiant la compréhension en deçà du signifié (intention de l'auteur) et en l'absence de tout référent ou extériorité" (p.  26). Cette description permet de comprendre la confusion actuelle autour de sujets d'apparence triviale, tels que la vaccination ou le port du masque, qui donnent lieu à d'interminables polémiques. Au-delà de l'impuissance grandissante des États démocratiques, c'est en effet la notion même de vérité objective et le "common ground" de toute société viable qui sont remis en cause.

 

Quel est donc le nouveau "grand récit" autour duquel se décline la "théologie post-moderne”? Celui-ci se déploie selon Trigano "à l'intersection de trois cycles de narration : la déconstruction du Sujet, l'écologie profonde (Deep ecology) et l'apologie de l'autre, dont l'islam est l'expression centrale, crédité d'être la victime absolue d'un Occident criminel" (p.  72). Cette description succincte permet d'analyser toutes les variations actuelles de ce grand récit, sur des sujets aussi divers en apparence que le changement climatique (la nature étant devenue un objet politique à l'échelle planétaire), ou l'exaltation des droits des migrants et des étrangers, que l'auteur relié à la fascination pour l'islam des pères fondateurs du post-modernisme, à l'instar de Michel Foucault, un temps séduit par la révolution iranienne de Khomeyni en 1978-1979.

 

La théologie post-moderne, dont le caractère religieux a souvent été relevé par différents observateurs (concernant la "religion des droits de l'homme" ou encore “l’église de la climatologie”, selon l’expression du  biochimiste Luis Gomez) donne également naissance à une eschatologie, qui repose selon Trigano sur l'espoir de voir naître une "humanité unie, (et) sur le rêve d'être partout chez soi", mais également sur celui d'une "humanité sans loi" (p.  75). Ces deux derniers éléments de l'idéologie post-moderne permettent de comprendre pourquoi le post-modernisme est fondamentalement hostile à Israël.

 

 

 

Il l'est à un double titre au moins. Israël, en tant qu'État-nation, est à la fois contraire au rêve d'une humanité unie (d'où le combat idéologique, à l'extérieur et au sein même de l'état juif, pour le transformer en "État de tous ses citoyens”, selon le slogan post-sioniste) et à celui d'une humanité sans loi. Sur ce dernier point, capital, l'auteur montre bien comment certains théoriciens de l'idéologie post-moderne (Antonio Negri, Alain Badiou ou Georgio Agamben) reprennent à leur compte la vieille théologie paulinienne et son hostilité à Israël, "dont ils orchestrent l'étonnant retour théologique et politique" (p. 78). Cet aspect, souvent ignoré ou minoré, est essentiel pour comprendre la continuité historique et idéologique entre l'antisionisme contemporain et le vieil antisémitisme à fondement religieux dans le monde chrétien et postchrétien (3).

 

Quelle base sociale pour l’idéologie post-moderne?

 

La seconde partie du livre est consacrée à l'analyse de la "base sociale" de l'idéologie post-moderne. Dans des pages lumineuses, l'auteur décrit la classe véhiculant celle-ci comme étant "à la fois en position dominante, voire hégémonique, et extérieure à la hiérarchie sociale". De quelle classe s'agit-il? Elle regroupe en fait plusieurs castes, dont les intérêts convergents sont servis par l'idéologie post-moderne : la classe de la finance nomade (4), la classe universitaire et la classe médiatique. Cette dernière est décrite de manière très convaincante comme incarnant les véritables "prêtres" de la nouvelle théologie à portée eschatologique décrite ci-dessus.

 

S'y ajoute la corporation juridique, particulièrement puissante en Israël où la Cour suprême est devenue le premier pouvoir (5). (On pourrait y ajouter encore la caste scientifique, largement enrôlée au service de l'idéologie dominante a travers le scientisme aujourd'hui triomphant (6)). Cette dernière partie du livre, particulièrement éclairante, permet ainsi de saisir l'articulation de nombreux phénomènes sociaux et politiques auxquels nous assistons depuis plusieurs décennies, qui s'inscrivent dans la vaste configuration idéologique et politique dont Shmuel Trigano décrit les ressorts profonds, pas toujours visibles au regard de l'observateur. Dix ans après sa parution, La nouvelle idéologie dominante s'avère être un ouvrage essentiel à la compréhension du monde actuel.

Pierre Lurçat

 

1. Comme l'a bien vu le poète Philippe Jaccottet : “Les joints des mots se rompent, certains sombrent, d’autres s’éloignent”. In : La semaison. Carnets 1954-1979, Gallimard 1984.

2. Je renvoie sur ce point à mon livre Les mythes fondateurs de l'antisionisme contemporain, éditions l’éléphant, Paris-Jérusalem 2021.

3. Notons que c'est un thème récurrent dans l'œuvre de Shmuel Trigano, déjà abordé notamment dans ses livres L’e(xc)lu : entre juifs et chrétiens ou La Nouvelle Question juive.

4. Concept qui rejoint l'opposition faite par David Goodhart entre les “anywhere” et les “somewhere” dans son livre paru en 2017, The Road to somewhere. Cette distinction a été reprise en Israël par Gadi Taub.

5. Je renvoie sur ce point à mon article “Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël”, à paraître dans la revue Pardès.

6. Sur ce sujet, voir notamment François Lurçat, De la science à l'ignorance : essai, éditions du Rocher, coll. « Esprits libres », Monaco et Paris, 2003.

Partager cet article
Repost0