LE MONDE DES LIVRES | 03.02.11 | 10h30 • Mis à
jour le 03.02.11 | 10h30
C'est son dix-huitième livre. Mais c'est aussi le premier d'entre eux, l'essentiel, qui rassemble les fils dispersés en un paysage unique. Depuis son ouvrage
inaugural, Le Récit de la disparue. Essai sur l'identité juive (Gallimard, 1977), on savait Shmuel Trigano philosophe. Sans cesser de l'être, il est apparu aussi sous le visage d'un
professeur de sociologie à l'université Paris-X. Ce sociologue hyperactif fonde, en 2000, l'Observatoire du monde juif, s'engage dans plusieurs polémiques, crée en 2006 la revue
Controverses, qui porte bien son titre.
Longtemps, il eut l'impression de mener une double vie, comme les marins, un amour dans chaque port. C'est fini. Car ce millier de pages réunit ses divers chemins de pensée. "Au bout de
quarante ans de cheminement, il arrive qu'on se retourne et qu'on comprenne le chemin qu'on a suivi. J'ai eu la chance extraordinaire de vivre un moment de ce type-là", dit-il.
Schématiquement, le sociologue s'est demandé, en parlant comme Max Weber : un "idéal-type" du judaïsme est-il pensable ? Le philosophe a répondu en proposant une théorie générale, un modèle
capable de rendre compte de tous les aspects du judaïsme - des plus intérieurs aux plus externes, des plus classiques aux plus hétérodoxes. La construction de ce modèle ouvert fait se rejoindre
métaphysique et histoire, ontologie et politique.
Retour au texte
Tout a commencé, paradoxalement, par saint Paul. "Quelle logique interne au système pouvait expliquer qu'on en sorte tout en s'inscrivant, d'une certaine manière, dans son sillage ? J'ai
commencé à poser cette question en travaillant à un livre publié en 2003, L'E(xc)lu. Entre Juifs et chrétiens. Je me suis aperçu en chemin qu'un certain nombre de juifs "non juifs" - qui
le sont pourtant tout en affirmant qu'ils se déjudaïsent - tels que Paul, Spinoza, Freud, Marx - présentaient des parallélismes frappants dans des registres intellectuels totalement différents.
Cela m'a conduit à aborder le judaïsme du dehors de lui-même, à rendre possible une perspective qui rende compte de son éthique et de son ethos, à en élaborer un idéal-type plus vaste que toutes
les formes effectivement réalisées dans l'histoire, et si possible en mesure de les englober toutes."
A partir de là, retour au texte biblique, immersion dans l'hébreu. Exploration d'un autre paysage, un lieu métaphysique de l'être juif, qui se déploie dans un mouvement de dédoublement. Alors
qu'on croit le monothéisme régi avant tout par un principe d'unité, Shmuel Trigano fait voir au coeur du judaïsme le jeu permanent d'une dualité. Elle intervient entre les deux sexes, mais aussi,
dans le texte biblique, entre deux Eden, deux langues, deux rituels, deux Torah, deux noms de Dieu, deux royaumes d'Israël... Mais cette dualité n'équivaut jamais à un dualisme qui mettrait face
à face des éléments depuis toujours séparés et distincts.
(PHOTO P.I.LURCAT)
Tout se joue, au contraire, dans une perpétuelle déhiscence interne, une séparation d'avec soi-même dont la création du monde fournit le premier modèle. "En hébreu, Dieu se nomme "l'être". Il
est tout l'être et cependant un monde apparaît : voilà le premier paradoxe que s'efforce d'explorer la pensée juive. Le surgissement de l'homme implique que Dieu s'absente de son propre monde,
"se retire". C'est autour de sa place vacante, de ce vide dont la figure féminine est la quintessence, que se constitue l'existence. Il en découle une autre idée fondamentale, celle d'un
inachèvement du monde, qui fait corps avec ce processus originaire : il s'agit toujours de savoir comment le "second être" adviendra - que ce soit l'homme par rapport à Dieu, la femme par rapport
à l'homme, Israël par rapport aux nations, les Lévites par rapport à Israël, etc."
Ce qui compte : maintenir l'inachèvement, garant du souvenir et de la source de l'origine, laisser l'histoire ouverte, toujours à poursuivre vers la naissance d'une humanité encore embryonnaire.
"L'unité plane, mais elle ne se pose jamais. Elle siège toujours entre les deux visages de l'être, ne se réalise pas - ce qui est une autre façon de parler d'alliance, car il est impérieux,
pour qu'elle existe, que les deux partenaires ne fusionnent pas."
Termes grecs
Passant de la métaphysique à l'histoire, le philosophe-sociologue repère dans l'histoire du peuple juif la présence constante d'une altérité au dedans : "Le peuple qui porte ce paysage de
l'être est accompagné, à travers l'histoire, d'un autre intérieur. L'autre transcendant, bien sûr, mais aussi immanent. Depuis les temps bibliques, on peut repérer cette réalité structurelle
permanente, présente sous toutes sortes de formes conflictuelles ou problématiques : au sein d'Israël (dissociation des Lévites et des tribus), mais aussi entre tout Israël et un autre qui est
toujours là, le Samaritain, le Cananéen, le Philistin, aujourd'hui le Palestinien."
Parmi toutes les questions à poser, en choisir une, laissant l'histoire inachevée. Les matériaux de ce livre sont presque tous hébraïques, les exemples et les notions sont empruntés à la Torah.
Pourtant, des termes en provenance du grec - éthique, ethos, ethnos, ethnikos - structurent la progression des analyses. Pourquoi n'avoir pas cherché les équivalents hébreux ? "Le
jeu sur cette racine grecque m'a séduit ! Il n'existe pas en hébreu. En fait, cette dualité du grec et de l'hébreu exprime exactement mon projet : voir le judaïsme du dedans et du dehors à la
fois. Le projet de description est "grec", l'être à décrire est hébraïque."
Roger-Pol Droit