L'actualite litteraire en France et en Israel, focalisee sur la litterature juive, israelienne et francaise a themes juifs.
La grande Naomi Ragen nous revient, en France, pour la 3ème fois avec ce nouveau roman consacré à celle
qu’on appelait « La Señora », cette femme admirable des temps de l’expulsion des Juifs d’Espagne (1492) et du Portugal (1497), qui fut juive et qui fut chrétienne, sous le nom de
Beatriz de Luna, et qui, dans une longue pérégrination à travers l’Italie et la Turquie, finit son périple à Tibériade où elle rapatria ses Juifs de l’exil. L’étonnante épopée de cette Hannah
Gracia Nassi Mendes, qui a inspiré tant d’ouvrages déjà, dont celui de l’historien Cecil Roth (Doña Gracia Nassi) et, plus près de nous, celui de Catherine Clément (La señora), devient sous cette plume israélienne Le fantôme de Doña
Gracia Mendes (éditions Yodéa, Paris, 2011, traduit par Véronique Perl-Moraitis, 526 p., 21€.
Celle qui, dans ses précédents romans, Sotah et Fille de Jephté, se dressait en défense de la femme juive opprimée, enserrée dans l’étroit carcan d’une religion juive mal
interprétée par les ultra-orthodoxes, entend ici nous donner le portrait d’une héroïne, d’une femme libre, qui fut non seulement la plus grande banquière de son temps, mais aussi l’une des plus
grandes philanthropes de l’histoire juive, et, peut-être, notre première « mamma juive ». Et à travers ce portrait d’une femme exemplaire et de sa descendance contemporaine, elle entend
donner forme à l’immense nostalgie – en vérité, puits sans fond – qui niche dans l’âme séfarade. Nous, enfants de la Méditerranéen savons bien de quel poids l’hispanité – englobant l’Espagne et
le Portugal – a pesé sur notre destin.
La petite-fille de la grande Catherine du récit s’étonne de l’appeler abuela. Eh quoi, se dit-elle, je suis Américaine et ma grand-mère anglaise, et je l’appelle en espagnol ? Qu’est-ce que cela signifie ? Pour le comprendre, Naomi Ragen dessine un arbre (généalogique) avec la même courbe rêveuse et pareille fantaisie que Le petit prince de Saint-Exupéry réclamant : « Dessine-moi un mouton ». Nous voilà donc lancés sur les traces d’un manuscrit perdu : les mémoires de Doña Gracia Nassi Mendes, celle qui va dominer le monde marrane du XVIe siècle du haut de sa fortune, née du commerce des épices et de poivre fabuleux qui, alors, servait à conserver la fraîcheur de la viande. Celle qui va fréquenter la cour de Charles-Quint, dans ses habits marranes et, grâce à cela pourra sauver quantité – plusieurs centaines – de « judaïsants » persécutés par la terrible Inquisition, dont le seul nom fit trembler tout un continent : « Inquisición, chitón » – « Inquisition, chut ! », chuchotait-on alors, en grande terreur. Et c’est que les bûchers brûlaient partout en Europe ces marranes, ces faux (ou même vrais) chrétiens dans une abominable mise en scène qu’un Verdi saura représenter sur scène dans son opéra Don Carlo.
L’histoire commence à New York – qui est aussi la ville de l’Israélienne Naomi Ragen (et notons que son roman a été écrit, cette fois, en anglais – avec le personnage de cette grand-mère, Catherine Nassi da Costa, qui se sait condamnée par la médecine et qui engage ces deux petites-filles, Suzanne et Francesca, toutes deux disponibles (l’une a perdu son emploi et l’autre fait dans l’humanitaire), à se lancer dans une recherche nomade et désespérée afin de récupérer ce passé où des Juifs persécutés par l’Inquisition. Les voilà toutes deux parties pour Londres où, surprise, la vieille, faisant fi de toute agonie, les rejoint et les accompagne dans leur quête auprès de divers bouquinistes et chercheurs. L’histoire de l’ancêtre, la fameuse Señora, reparaît ainsi au travers de divers fragments du grand manuscrit de ses mémoires, vendus par quelque personnage retors de Caceres – et nous voyageons avec elle à travers cette Espagne si marquée par le judaïsme, et, bien sûr, à Tolède dans ses deux synagogues, celle de Samuel Lévi – « El Tránsito » – et celle, joyau de l’art mudejar, appelée « Santa María la Blanca », bâtie par ce fameux collecteur d’impôts (en espagnol, almojarife) du XIIIe siècle, Yossef Abenxuxen (qui fut l’ancêtre du signataire de ces lignes, comment en douter ?). Oui, nous faisons le tour des synagogues espagnoles, et suivons à la trace cette Doña Gracia, à Lisbonne, à Venise et Ferrare, puis à Istanbul où Soliman le Magnifique lui permettra d’aller reconstruire Tibériade (qui abrite aujourd’hui son musée) et Safed (où elle est enterrée). En même temps qu’elles chercheront les diverses pages du manuscrit perdu et démembré, les deux sœurs trouveront un mari, avec tout l’humour que met l’auteur à introduire, secrètement, la figure traditionnelle de l’entremetteur, dont le rôle est toujours de préserver la race et l’union endogamique. Bref tout est bien qui finit bien. L’âme juive est récupérée, la terre juive retrouvée, même si beaucoup des siens préfèrent rester à Istanbul, à Izmir ou à Edirne. Il n’empêche, nous assistons à la réalisation du rêve du retour à Sion qu’avait chanté, le tout premier, le poète Yehouda Halévy dans ses Sionides au XIe siècle.
Par ce beau roman, touffu à souhait, à l’image de ces fils qui s’entrelacent, se tissent et se détissent pour composer l’histoire, Naomi Ragen nous prouve qu’elle n’est pas seulement la chroniqueuse des femmes bafouées et soumises – ou plutôt insoumises -, mais celle qui, à l’image de son personnage moteur de Catherine Nassi da Costa, sait, telle une mamma juive, rassembler le troupeau dispersé des Juifs de la Golah.
Albert Bensoussan
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