L'actualite litteraire en France et en Israel, focalisee sur la litterature juive, israelienne et francaise a themes juifs.
Je remets en ligne cet article paru il y a quelque temps au sujet d'un livre remarquable. P.I.L.
Les éditions Phébus ont eu la bonne idée de traduire en français les « mémoires d’une révolutionnaire juive », de Puah Rakovski, rédigées en yiddish et parues à Buenos Aires en 1954. Née en 1865 à Bialystok, en Pologne, Rakovski est une figure attachante de femme née dans un milieu juif orthodoxe, qui s’est émancipée de la tradition pour consacrer sa vie à l’éducation et au combat pour l’égalité des droits des femmes. Puah Rakovski décrit ainsi ses origines familiales : « J’ai vu le jour en 1865, d’une mère âgée de quinze ans et d’un père qui en avait dix-sept. Du côté paternel, je suis issue de trente-six générations de rabbins. Notre lignée remonte jusqu’à Rashi. En témoigne l’arbre généalogique dressé par un de nos parents de Varsovie… »
Dans sa préface, Yitshok Niborski compare Puah Rakovski à plusieurs de ses contemporains célèbres, parmi lesquels Ludwig Leyzer Zamenhof, lui aussi originaire de Bialystok, ophtalmologue et linguiste, créateur de l’esperanto ; Simon Dubnov, autodidacte devenu un des plus grands historiens du judaïsme ou Shloyme Anski, grande figure de la recherche sur le folklore juif. Puah est elle aussi une autodidacte qui a rejeté le carcan de la tradition, comme beaucoup de Juifs d’Europe de l’Est de sa génération. Mais son histoire est avant tout celle d’une femme pleine de courage et de volonté, une « Eshet hay’il » au sens moderne, qui s’est battue tout au long de sa vie - elle est décédée en Israël à l’âge de 90 ans – contre une conception de la femme encore trop répandue dans les communautés juives.
Puah a été marquée par la figure de sa grand-mère Yentl-Sore, maîtresse femme, mariée par ses parents à douze ans et divorcée à treize ans, qui choisit elle-même son deuxième mari et qui travailla dans le commerce tout en élevant ses enfants. Dès son plus jeune âge, Puah est attirée par les études et en particulier par l’hébreu, qu’elle apprend avec un « maskil », ancien étudiant de yeshiva devenu partisan de la Haskala. A quinze ans, elle envoie sa première traduction d’une nouvelle du poète yiddish Frug, au journal hébraïque Ha-Tsefira. Son père, qui a décelé ses talents intellectuels, lui dit souvent : « Quel dommage que tu sois née fille et non garçon », signifiant par là qu’elle aurait pu recevoir une éducation plus poussée. Mariée très jeune, contre sa volonté, Puah obtient le divorce après plusieurs années de lutte et devient enseignante, tout en élevant seule ses deux enfants nés de son premier mariage.
La vie de Puah Rakovski est pleine de bouleversements et de malheurs : elle perd successivement son deuxième mari et sa fille, emportés par la maladie. Mais son tempérament est plus fort que tous les malheurs : elle mène de front sa vie de femme et de mère, d’enseignante et de militante juive et sioniste. Elle participe au quatrième Congrès sioniste, à Londres en 1900, en tant que correspondante d’un journal yiddish de Bialystok et non pas en tant que déléguée, parce que « les représentants et ceux qui donnaient le la n’avaient élu aux quatre premiers congrès aucune femme ». Elle y aperçoit Herzl, dont elle compare la grandeur et la modestie à celles de « notre maître Moïse ». Elle se consacre aussi à l’éducation des femmes juives en Pologne, créant la première école pour filles à Varsovie, puis le mouvement Bnos-Tsion – qui devient rapidement un mouvement national.
En 1920, elle part pour la Palestine, voyageant sur le même bateau que Rahel Weizmann, la mère du futur président de l’Etat. Elle raconte les émeutes arabes de 1921 - au cours desquelles est tué l’écrivain Yossef Haïm Brenner – qu’elle vit comme une tragédie personnelle, comme en témoignent ces phrases qui n’ont rien perdu, hélas, de leur actualité : « Je me sentais absolument incapable d’accepter l’idée que je venais de vivre un pogrome en terre d’Israël… J’en avais vu de nombreux dans ma vie, plus d’un dans ma ville natale de Bialystok, et à Varsovie et à Siedlce ; mais un pogrome qui se déroulait ici, en Eretz-Israël ? Comment était-ce possible ? Il ne pouvait rien arriver de pire ! C’était le massacre de nos rêves et de nos espoirs, le massacre de nos années d’effort et du mouvement sioniste dans son entier que ce pogrome ». Elle repart ensuite en Europe, où elle restera jusqu’en 1935, avant de revenir en Israël où elle finira ses jours en 1955.
Le livre de Puah Rakovski est à la fois le récit passionnant d’une femme hors du commun, sorte de Glückel Hameln moderne, autobiographie qui se lit comme un véritable roman et dont les personnages – étudiants de yeshiva en révolte et jeunes filles juives pleines de courage - ressemblent aux héros de Bashevis Singer ou de Shalom Ash. Il est aussi un témoignage d’une époque pleine d’effervescence et de troubles, où sont en gestation tous les grands bouleversements politiques du vingtième siècle. Puah Rakovski est bien, comme l’écrit Niborski, « une des figures les plus intéressantes de cette génération de géants » ; mais elle est aussi la figure tutélaire et intemporelle de la femme juive sur laquelle repose l’avenir de notre peuple, et elle atteste, dans son combat juif et sioniste, et jusque dans sa révolte de femme contre le statut d’infériorité imposé par la société juive, que « c’est par les femmes que nous serons sauvés ». Les Mémoires d’une révolutionnaire juive sont traduites avec talent par Isabelle Rozenbaumas.
Phébus 2006, 324 pages, 20 euros.
Pierre Itshak Lurçat