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L'actualite litteraire en France et en Israel, focalisee sur la litterature juive, israelienne et francaise a themes juifs.

Yehoshua Kenaz, un classique israélien (1937-2020), P. Lurçat

Je republie ce portrait de l'écrivain Yehoshua Kenaz, décédé cette semaine à l'âge de 83 ans des suites du Coronavirus. 

Kenaz.jpgYehoshua Kenaz, né en 1937 à Petah Tiqva, est sans doute un des grands écrivains israéliens contemporains, même s’il n’est pas aussi connu qu’Amos Oz, A.B. Yehoshua ou D. Grossmann. Auteur de romans et de nouvelles, il est également traducteur en hébreu de grands classiques français, parmi lesquels Stendhal, Flaubert et Balzac, mais aussi Georges Simenon auquel il voue une affection particulière. Plusieurs de ses livres ont été traduits en France, aux éditions Stock et Actes Sud.

 

Dans une récente interview au supplément culturel du journal Haaretz, à l’occasion de la parution de son dernier livre (Appartement avec entrée sur cour, éd. Am Oved), Yehoshua Kenaz s’explique sur sa conception de la littérature, du métier d’écrivain, et aussi sur Israël et le sionisme. Kenaz donne rarement des interviews et ne participe guère au débat politique israélien, préférant s’exprimer à travers ses livres. Sa modestie, son refus d’être transformé en « figure publique » - à la différence de ses amis et collègues Oz et Yehoshua, dont il avoue pourtant partager les opinions politiques – le rapprochent plutôt d’un David Shahar, que nous évoquions l’an dernier dans ces colonnes. Kenaz et Shahar ont aussi en commun leur amour de la culture et de la langue française : Shahar, qui a été surnommé le « Proust israélien », avait passé de longues années en France, et notamment en Bretagne, où une rue de Dinard porte même son nom !

 

Yehoshua Kenaz, quant à lui, a étudié deux ans à la Sorbonne, après sa libération de l’armée, et c’est à Paris qu’il a écrit sa première histoire, publiée dans la revue Keshet. Il continue jusqu’à aujourd’hui de se rendre régulièrement en France, où il passe plusieurs mois par an, pour s’isoler de l’actualité trépidante israélienne et se consacrer totalement à l’écriture. Outre son activité d’écrivain, il a longtemps travaillé à Haaretz, où il a notamment dirigé le supplément littéraire. Et il est aussi un traducteur de talent, qui a mis à la portée du public israélien des œuvres aussi importantes et variées que Le Rouge et le Noir (Stendhal), Bouvard et Pécuchet (Flaubert), et de nombreuses autres, de Gide, Mauriac, Modiano ou Simenon... Il a obtenu en 1995 le Prix Bialik pour l’ensemble de son œuvre.

 

infiltration.jpgSon premier roman, Après les fêtes, est paru en 1964. En 1973, il publie La grande femme des rêves (traduit en français chez Actes Sud). En 1986, il publie son roman le plus connu, Infiltration, qui relate l’histoire d’un groupe de jeunes conscrits faisant leurs classes dans une base de Tsahal, dans les années 1950 (ce livre est fondé sur ses souvenirs de l’armée). Ce qui frappe, à la lecture de ce livre, c’est la manière dont Kenaz arrive à aborder, à travers les dialogues et les pensées de ses personnages, des thèmes universels, tout en restant profondément israéliens. Les jeunes soldats qu’il décrit, qui évoquent ses camarades d’armée dans les années 1950 – avec plus de 30 années de recul – ressemblent à des jeunes Israéliens d’aujourd’hui, et ne sont pas très différents, sinon par leur façon de parler, des personnages du livre de Ron Leshem, Beaufort, écrit 20 ans plus tard. Kenaz raconte à ce propos comment il a été agréablement surpris de recevoir, jusqu’à aujourd’hui, des lettres et des appels téléphoniques de jeunes soldats, lecteurs de son livre, qui s’identifiaient aux personnages décrits, malgré la distance temporelle et les changements de la société israélienne.

 

Une littérature généreuse et ouverte sur les autres

 

On mesure, en lisant les livres de Kenaz, combien la littérature israélienne a évolué au cours des dernières décennies, et combien les jeunes auteurs (Keret, Castel-Bloom) sont loin de leurs aînés, et tellement moins profonds et moins talentueux ! Nous évoquions dans ces colonnes, au sujet d’Etgar Keret, ces jeunes écrivains tel-aviviens qui ont grandi avec les séries TV des années 1980 et qui écrivent dans une langue très peu littéraire, beaucoup plus proche des « Sitcom » que des classiques européens dont se sont nourris leurs aînés. Ce n’est pas seulement par le style et par les références littéraires, que Kenaz se distingue des jeunes auteurs contemporains, mais par sa conception même de la littérature, plus élevée et plus exigeante. Ecrire, pour beaucoup des écrivains de la nouvelle génération, semble répondre uniquement à un besoin personnel, celui d’exprimer des sensations et de raconter des impressions ou de faire partager une « expérience ». Contre cette conception égocentrique de l’écriture, vécue comme une activité cathartique, Kenaz, nourri des grands classiques européens et français, de Montaigne à Balzac, défend une idée beaucoup plus généreuse de la littérature. Ecrire, pour lui, c’est créer un monde fondé sur l’observation des gens autour de lui, sur l’effacement de sa propre personne, pour faire place aux autres, dans leur diversité et leur richesse humaine.

 

En exergue de son beau livre, Infiltration, Kenaz a mis ces mots de Joseph Conrad : « Il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence, sa subtile et pénétrante essence. Nous vivons comme nous rêvons – seuls ». En vérité, cette conception de l’écrivain seul, enfermé dans sa bulle et dans ses tourments personnels incommunicables, n’est pas celle de Kenaz. Car il parvient précisément à nous faire partager les sentiments, les joies et peines et les difficultés de ses personnages et nous fait assister à leur vie quotidienne, à leurs gestes et à leurs pensées les plus intimes, pas seulement en spectateurs, mais avec l’empathie et la compréhension caractéristiques des plus grands écrivains.

 

 Extrait de mon livre Israël, le rêve inachevé, Editions de Paris/Max Chaleil 2018.

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