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24 mai 2014 6 24 /05 /mai /2014 14:10
Lola Bensky, de Lily Brett : Un très beau roman autobiographique entre la Shoah et les Sixties

A Julia K.

Quand j'ai reçu le livre de Lily Brett, Lola Bensky, j'ai d'abord pensé le ranger dans un tiroir pour le ressortir plus tard, quand j'aurai l'esprit plus libre... Au chevet de ma mère, je n'avais pas le cœur à lire une histoire de « jeune journaliste de rock un peu naïve qui, lorsqu’elle n’interviewe pas Mick Jagger ou Jimi Hendrix, pense au prochain régime alimentaire qu’elle va suivre... » (présentation de l'éditeur).

Mais il ne faut jamais juger un livre à l'aune de son descriptif, et rien ne remplace le fait de s'y plonger sans préjugés, en étant prêt à recevoir « un coup de hâche » rompant la mer gelée en nous, selon la fameuse définition de Kafka... C'est un peu ce que j'ai ressenti en lisant Lola Bensky.

L'auteur, Lily Brett, est née en Allemagne en 1946 dans un camp de personnes déplacées. Ses parents se marient dans le ghetto de Lodz (Pologne), puis sont ensuite séparés à leur arrivée dans le camp d’Auschwitz. Ils survivent à la Shoah et se retrouvent quelques mois après la fin de la guerre. En 1948, la famille émigre en Australie, à Melbourne, où Lily Brett grandit.

À l’âge de 19 ans, elle est embauchée par un magazine de rock australien et interviewe des dizaines de musiciens, y compris ceux qui deviendront des légendes du rock... Romancière et poète, elle est notamment l’auteur de six romans, dont le dernier, Lola Bensky, est sorti aux États-Unis en octobre 2013. Lily Brett vit aujourd’hui à New York.

Il y a plusieurs manières de lire son livre : la plupart des journalistes et des lecteurs seront sans doute sensibles avant tout aux portraits des grands noms du rock des Sixties – de Jimi Hendrix à Mick Jagger, en passant par Brian Jones et Janis Joplin – portraits talentueux, émouvants et souvent surprenants, que dresse l'auteur.

Personnellement, j'ai abordé le livre sous un angle légèrement différent : celui du thème omniprésent de la Shoah et de ses « séquelles » - ou pour dire les choses plus exactement : la blessure béante qui demeure présente chez les enfants de rescapés, comme Lily Brett, qui ne peut s'empêcher, chaque fois qu'elle rencontre une rock-star, de parler de ses parents et de la Shoah :

« Elle a hésité. Elle était là pour interviewer Mick Jagger, non pour parler du ghetto de Lodz ou d'Auschwitz. Elle s'est sentie gênée : elle était certaine qu'il ne voulait pas entendre de récits de camps de la mort ». Cette omniprésence de la Shoah s'explique, comme le dit l'auteur dans les dernières pages de son livre, par le fait qu'on « ne peut pas jeter son passé comme un manteau de l'année précédente ou une paire de chaussures qui ne vous va plus ».

Ce livre a touché une corde sensible chez moi, du fait que ma mère a été internée à Drancy, antichambre d'Auschwitz, lorsqu'elle avait 16 ans, expérience terrible dont elle m'a récemment avoué, à l'âge de 86 ans, que c'était « là qu'elle avait appris le plus sur la vie ».

Mais cette remarque n'épuise pas, loin de là, l'intérêt de ce livre original, qui ne laisse pas le lecteur indemne. On y trouvera évidemment quantité d'anecdotes sur les grands noms de l'âge d'or du rock, dont on découvre un visage souvent très éloigné de leur réputation. L'auteur a une écriture à la fois simple et sensible, pleine d'humour et de pénétration psychologique.

Lorsqu’elle interroge Mick Jagger, il lui confie « aimer se donner en spectacle », car « cela m'aide à me débarrasser de mon ego ». Jagger est particulièrement attachant, par sa sincérité et son empathie pour les Juifs qui ressort dans ses entretiens avec Lola Bensky.

On découvre d'ailleurs un point commun entre beaucoup de rock stars (et sans doute de musiciens en général) et de Juifs : leur sensibilité à fleur de peau. Le yiddish est aussi très présent dans le livre, à travers des expressions imagées et notamment dans cet entretien avec Mick Jagger (décidément le plus « Juif » des stars du rock!) :

« Lola savait que Mick Jagger avait reçu une éducation catholique, et pourtant on aurait dit un Juif quand il parlait comme ça. Cette énumération de ce qui n'allait pas était très juive... Demandez à un Juif comment ça va et vous obtiendrez une liste de lamentations. Il n'y a pas un seul manuel de conversation yiddish qui proposera « Parfaitement bien merci », ou « on ne peut mieux » en réponse à la question « Comment allez-vous ? »

Avec ce roman autobiographique, les éditions La Grande Ourse, créées il y a deux ans par deux jeunes femmes dynamiques, permettent au lectorat francophone de découvrir un auteur encore inconnu en France et publient une véritable trouvaille, conforme à leur ligne éditoriale, qui privilégie les thèmes de « la transmission, de la mémoire, de la quête, de l’identité, ainsi que les sujets touchant aux femmes ».

Ce très beau livre ne laissera, j'en suis convaincu, aucun lecteur indifférent et je souhaite qu'il touche un large public et connaisse un succès mérité, à la hauteur de son contenu et de son intérêt.

Pierre Itshak Lurçat

Lily Brett, Lola Bensky, Editions La Grande Ourse, 2014, 270 p, 20 euros.

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