Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 15:45
samuel-kassow.pngArchivistes de combat

Même s'il y a cinq étages de ruines, nous devons trouver les archives. Je n'invente rien. Je sais de quoi je parle ! Ce ne sont pas des paroles en l'air ! Cela me vient du coeur ! Je ne lâcherai pas, je ne vous lâcherai pas. Vous devez sauver les archives Ringelblum !"

La femme qui crie sa colère, ce jour d'avril 1946 à Varsovie, est Rachel Auerbach, l'un des trois survivants du groupe Oyneg Shabes (en yiddish, "joie du shabat"), constitué dès l'automne 1939, à l'intérieur du ghetto, par le jeune historien Emanuel Ringelblum (1900-1944). La soixantaine de collecteurs bénévoles qui en font partie s'est donnée une mission : préserver la mémoire, constituer des archives touchant à tous les aspects de la vie quotidienne au sein du ghetto, des plus ténus (des tickets de tramway) aux plus personnels (des journaux intimes sauvés du désastre). Faire en sorte que l'histoire de ce désastre soit écrite par ceux qui le vivent au présent et non pas seulement par ceux qui y auront survécu demain.

En novembre 1940, dans le ghetto clôturé, 350 000 personnes (30 % de la population de Varsovie) s'entassent sur 2,4 % de la superficie de la ville. Entre septembre 1939 et juillet 1942, sans qu'il y ait encore ni fusillades systématiques ni déportations, 100 000 personnes meurent de faim, de froid, de ma-ladie. Une faim programmée et d'emblée exterminatrice : "Ce n'est qu'une question de temps et de frugalité. Mais la fin est la même, et -toute la question est -simplement de savoir qui mourra plus tôt ou plus tard", note en 1942 un des collaborateurs d'Oyneg Shabes.

 

Chronique de la violence, des tortures et des humiliations sans frein, immondes, des enterrés vivants et des pendus. Chronique de la corruption, des camps de travail (1939-1941), ces mouroirs, et de la peur. De la colère contre le Conseil juif (organe administratif nommé par les Allemands) et la police juive : "Quels sont les pères juifs qui ont pu engendrer cette semence d'assassins ? Quelles mamans juives ont donc al-laité ces meurtriers ?", interroge en septembre 1942 Yehoshua Perle, membre du groupe. Avec en arrière-fond le thème récurrent de la honte, de la "passivité des victimes" et d'une certaine "lâcheté". Fait notable, ce sentiment douloureux et central des chroniques disparaîtra des récits d'après-guerre.

 

En août 1942, au plus fort de la "grande déportation" vers Treblinka, puis en février 1943, les archives sont enfouies dans des boîtes en métal ou dans des bidons de lait, à charge pour le YIVO (l'Institut scientifique juif exilé à New York depuis 1940) de les récupérer après-guerre. Les recherches commencent à l'été 1946. Elles aboutissent à une première découverte en septembre 1946, et à une seconde sur le même emplacement en décembre 1950. Le troi-sième lot d'archives est resté introuvable.

Avec Qui écrira notre histoire ?, l'historien américain Samuel Kassow n'entreprend pas une énième histoire du ghetto, même si on l'y sent parfois tenté. Il donne à voir un homme et une équipe, une quasi "contre-société" du ghetto. C'est la première étude centrée non sur la seule figure de Ringelblum, mais sur l'ensemble du groupe Oyneg Shabes. Avec, en arrière-fond, ce continent englouti : le judaïsme polonais, et en particulier ses courants modernistes qui avaient donné naissance à la Haskala ("les Lumières juives"), aux mouvements révolutionnaires et au sionisme.

Si d'octobre 1939 à février 1943, près de 30 000 documents sont collectés, ce ne sont pas les seules archives de ce genre. D'autres, ailleurs, ont été constituées, souvent différemment, à Vilna, à Lodz ou à Bialystok. Mais, avec Oyneg Shabes, Ringelblum, très engagé avant-guerre au YIVO et dans les institutions caritatives et sionistes de gauche, entend faire l'histoire "vue d'en bas" : celle des classes populaires et du monde yiddishiste contre celui des élites juives polonaises, incarnées à ses yeux, non sans parti pris, par le Conseil juif. Ici le yiddish et là le polonais, ici le "peuple" et là les élites, ici le travail social et là la corruption. Vision polémique où se rejouent, dans le ghetto clôturé, les divisions d'avant-guerre. A travers le récit érudit de l'équipe d'Oyneg Shabes, Kassow décrit les cours clandestins, les cantines populaires, les dispensaires, les biblio-thèques, les activités théâ-trales, il met en lumière un réseau caritatif organisé de longue date, comme dans toutes les com-munautés juives. Ainsi, à Varsovie, la structure de l'Aleynhilf ("secours mutuel"), prend en charge les 1 600 comités d'immeuble et son vivier de 8 000 militants béné-voles qui organisent la survie.

Le but d'Oyneg Shabes est de consigner l'horreur grandissante, tout ce qu'une horreur encore plus grande encore aura tendance à faire oublier. D'écrire pour obtenir justice, signe que l'on croit encore à la survie. C'est pourquoi il faut entendre cette oeuvre collective du point de vue de 1940-1941. Et oublier 1945.

 

Au-delà de Varsovie, l'objectif est de consigner le calvaire des juifs de Pologne quand l'extermination radicale se précise, en dressant en juin 1942 un tableau d'ensemble du désastre : "Si les événements suivent le cours actuel, la population juive de Pologne cessera d'exister", note le groupe dans un rapport destiné à Londres.

Comme beaucoup d'autres, bien avant lui, au sein du judaïsme d'Europe orien-tale, Ringelblum est très tôt convaincu de l'existence d'une nation juive. De là, le rôle qu'il impute à l'histoire dans la formation de l'identité, reprenant après d'autres les voies ouvertes par l'historiographie occidentale.

 

Il faut consigner parce que nul ne sait si l'engloutissement ne sera pas général. Témoigner de l'incrédulité devant les nouvelles du grand massacre (Ponar et Chelmno, décembre 1941). De l'aveuglement des juifs de Varsovie qui se pensent au-dessus du lot. Et même étudier scientifiquement le désastre pour hâter la prise de conscience. De là, ces rapports en nombre sur les effets de la faim ou sur la disparition des enfants entre juin et octobre 1942. Comme il faut entendre aussi l'appel à la vengeance, "pour que notre sang crie jusqu'à la fin des temps et exige que soit vengé le crime qui n'a son pareil ni dans notre histoire ni dans -toute l'his-toire humaine" (Abraham Lewin, 11 novembre 1942).

Avant même Treblinka, donc, la conscience du désastre est totale. Comme est total le sentiment d'une césure dans l'histoire humaine. Comme est prégnant, au-delà de la réflexion qui sourd de ces milliers de pages, le poids du chagrin. En novembre 1943, réfugiée anonyme dans la Varsovie "aryenne", Rachel Auerbach se dit que ce n'est pas quatre fois par an (comme le veut la tradition) qu'elle devrait dire le Yizkor (la prière du souvenir), mais "quatre fois par jour".


Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie (Who Will Write Our History ? Rediscovering a Hidden Archive from the Warsaw Ghetto), de Samuel D. Kassow, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Grasset, 608 p., 25 €.

Georges Bensoussan, historien

Partager cet article
Repost0

commentaires