A Gabrielle
Dans une précédente note ("Lashon ha-kodesh : l'hébreu entre profane et sacré"), nous avions abordé la question complexe des rapports entre langue sainte et langue profane. Nous voudrions revenir sur cette problématique. Précisons d'emblée que cette question n'est pas propre à l'hébreu, car la polysémie et la coexistence de significations profanes et sacrées se retrouve aussi dans d'autres langues. Si elle prend une acuité particulière dans la langue hébraïque, c'est en raison des circonstances extraordinaires de la renaissance du peuple Juif et de sa langue, sur sa terre.
Nous citions l'historien Alain Dieckhoff, qui affirme que "l'acception contemporaine d'un mot ne masque qu'imparfaitement sa signification religieuse" en donnant plusieurs exemples : "Les auteurs sionistes ont donné une certaine aura sacrée à leur démarche en utilisant la polysémie de certains mots comme avoda (travail, mais aussi culte divin), 'halouts (pionnier, mais aussi éclaireur qui guide l'armée israélite), korban (abnégation, mais aussi sacrifice rituel à Dieu), etc. Cette remarque, écrivions-nous, est à la fois juste et simpliste. Car Avoda signifiait déjà travail dans la langue hébraïque biblique ou talmudique (ce sont précisément les travaux du Temple qui sont interdits le shabbat).
Polysémie, langue sainte et langue profane
Prenons un autre exemple : Merkava, qui signifie le carosse ou le char de combat. Il apparaît au Livre de L'Exode, quand les enfants d'Israël entonnent leur fameux chant, après la traversée de la Mer Rouge : "Les chars (מרכבות) de Pharaon et son armée, Il les a précipités dans la mer". Merkava désigne aussi le Char divin, dans la célèbre Vision du prophète Ezéchiel. L'expression "Maassé Merkava" (מעשה מרכבה) – littéralement "L'œuvre du Char", que Marc Cohn traduit par téophanie – désigne un des thèmes fondamentaux de la Kabbale, la doctrine ésotérique juive (dont l'étude est réservée aux Juifs versés dans les textes et n'est pas à la portée de tout un chacun, comme voudraient le faire croire certains charlatans).
Il était donc naturel que l'hébreu moderne adopte le terme merkava pour désigner le char d'assaut. Le Merkava, on le sait, désigne aujourd'hui un char de fabrication israélienne. Pourrait-on dire, au sujet du tank Merkava, que "son acceptation contemporaine masque imparfaitement sa signification religieuse ?" Cela serait évidemment exagéré et presque incongru. Et pourtant... Si vous lisez le beau livre de Haim Sabato, Lunes d'automne, vous découvrirez des tankistes qui sont aussi des étudiants de yeshiva, versés dans l'étude des textes et pour qui le Maassé-Merkava est une notion familière... L'auteur y évoque la guerre de Kippour à travers l'histoire de deux amis d'enfance, qui ont grandi à Jérusalem et qui sont appelés à rejoindre leur bataillon de chars, pour tenter de stopper l'offensive syrienne sur le Golan.
Le titre original du livre de Sabato (תאום כוונות) est d'ailleurs un autre exemple de polysémie et de juxtaposition de sens sacré et profane : Tiyoum Kavanot veut dire à la fois "ajustement de la lunette de tir" (du tank) et "concentration des intentions mystiques"... Dans l'esprit de Sabato, il n'y a en effet pas de contradiction entre le monde de la Torah d'Eretz Israël et celui de l'armée – instrument de notre renaissance nationale – au sujet de laquelle on pourrait dire, paraphrasant audacieusement le Rav Abraham Itshak Hacohen Kook, parlant de l'Etat d'Israël (avant même sa création !), qu'elle est "le fondement du siège de la royauté divine dans le monde" (יסוד כיסא מלכות ה' בעולם). C'est sans doute une des raisons de l'affection que portent de nombreux Juifs et non-Juifs aux soldats de Tsahal, comme nos valeureux membres de la Shayetet – les commandos de marine – qui ont repoussé cette semaine l'attaque des islamistes turcs. Que D. bénisse nos soldats !
Itshak Lurçat