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27 décembre 2023 3 27 /12 /décembre /2023 17:06
En lisant « Face à l’opacité du monde – Des livres qui nous éclairent » de Pierre Lurçat – 2/2

« Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory » de Pierre-André Taguieff. Déconstruire… L’idée s’est imposée en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, une idée selon laquelle la tâche de la philosophie est de déconstruire les textes philosophiques sans jamais se fixer de limites. Déconstruire… Il ne s’agit plus de déconstruire les concepts philosophiques pour considérer l’expérience qui les a fait naître (voir la méthode phénoménologique). D’un jeu philosophico-littéraire (à priori futile) on en est venu à l’idée de faire de l’humanité tout entière un laboratoire du dé-constructivisme : déconstruire l’État, la nation, l’histoire mais aussi la famille, la différence sexuelle, la filiation. D’un simple exercice intellectuel on en est venu à une tentative de saper les fondements de notre humanité commune. Il s’agit bien d’une entreprise de « criminalisation de la civilisation occidentale ».

« La fin des choses. Bouleversements du monde de la vie » de Byung-Chul Han. Nous ne vivons plus dans le monde des choses mais dans celui de l’information – l’ordre numérique qui déréalise le monde en l’informatisant –, des non-choses (Undinge). Ce phénomène n’affecte pas seulement la matérialité de nos existences et/ou notre manière d’appréhender le monde, il affecte notre présence même au monde – le Dasein.

Byung-Chul Han qui a commencé par étudier la métallurgie se dit fasciné par la matière, et la dématérialisation du monde lui est douloureuse. La dématérialisation du monde abolit tout vis-à-vis : nous sommes seuls face à nos écrans. « La pensée humaine est plus que calcul et résolution de problèmes. Elle éclaire et illumine le monde. Elle produit un tout autre monde. » Il ne s’agit pas seulement de sauver le monde (et de simplement répondre à une exigence de durabilité), mais de sauver les choses pour préserver leur âme et la nôtre.

« La manipulation des enfants » de Liliane Lurçat. Liliale Lurçat, élève et disciple de Henri Wallon, représentant d’une tradition placée à égale distance de la psychanalyse et de la psychologie cognitive américaine, avec non cloisonnement entre psychologie et philosophie. Fidèle à l’enseignement de Henri Wallon, Liliane Lurçat refuse de soumettre sa discipline à celle des sciences dures, dont la physique. Liliane Lurçat étudie l’enfant face à la télévision avant de passer progressivement à la manipulation des esprits en général, avec notamment la « suggestion négative » qui lui permet de décrire les phénomènes de contagion émotionnelle et de déculturation, à l’école puis dans la société en général. L’étude de l’enfant (et de l’école) permet de suivre l’évolution de la société dans son ensemble et d’autant plus sûrement que l’enfance a disparu avec la télévision (et les médias électroniques), que les étapes du développement de l’enfant ont été gommées. Ces questions suscitées par la prolifération des écrans touchent les apprentissages fondamentaux (lecture, écriture), la socialisation ou la portée du sens commun. « La manipulation des enfants » établit un constat qui a plus de vingt ans, constat qui reste non seulement vrai mais qui est encore plus vrai, de plus en plus vrai, avec l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux qui s’ajoutent à la télévision. Même remarque pour des auteurs tels que Neil Postman et Marshall McLuhan dont les observations et analyses datent des années 1970 et 1980.

Liliane Lurçat réfute deux idées reçues : l’idée selon laquelle les techniques ne modifient pas la nature profonde de l’être humain ; et l’idée selon laquelle le progrès est inéluctable, avec confusion entre progrès moral / progrès technologique et « rupture anthropologique ».

« L’intention d’amour. Désir et sexualité dans le Livre des Maîtres de l’âme de R. Abraham ben David de Posquières » de Shmuel Trigano. R. Abraham ben David de Posquières dit le Rabad envisage la sexualité du point de vue de la halakha tandis que Shmuel Trigano envisage la philosophie qui en constitue le soubassement. Le corps y est considéré comme réceptacle de l’âme – la nephesh. Il n’y a pas dans la pensée juive dichotomie corps / âme comme dans le monde chrétien et post-chrétien. Dans la conception hébraïque, l’homme est créé à l’image de Dieu (Betselem Elohim), plus précisément le peuple d’Israël a conscience que son histoire se déroule sous le regard de Dieu.

Dans l’introduction à la réédition du livre en question, Shmuel Trigano fait allusion à la « part gardée », génératrice d’autres livres du même auteur. Quelle est cette « part gardée » en regard de la sexualité ? Elle est autolimitation de l’homme qui permet ainsi l’intention et le consentement. Cette autolimitation (cette part d’inaccompli dans la relation) est à rapprocher des « notions classiques définissant Israël comme la part de Dieu » et des concepts de prémices, « de la dîme sur les récoltes, c’est-à-dire ce qui n’est pas consommé dans la jouissance du monde ». Dans la tradition d’Israël, il n’y a pas autonomie de la sexualité qui est envisagée dans sa conception anthropologique globale qui permet de répondre aux dérives actuelles, à la dilution des notions de masculin et de féminin.

« La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem » de François Lurçat. Le physicien François Lurçat a également mené une réflexion sur la philosophie des sciences, et ce scientifique (qui s’est notamment intéressé à la crise de la culture européenne et aux fondements métaphysiques de la science moderne) s’est élevé contre le scientisme.

Au cœur de la réflexion de François Lurçat, l’idée de Tselem. Il comprend que la « crise de la science » touche à la culture et à la civilisation occidentales dont l’avenir est lié à celui de la science. François Lurçat a placé en exergue d’un de ses livres cette remarque de Leo Strauss : « Les piliers de la civilisation sont par conséquent la morale et la science, et les deux ensemble. Car la science sans morale dégénère en cynisme et détruit ainsi la base de l’effort scientifique lui-même ; et la morale sans la science dégénère en superstition et risque ainsi de se muer en cruauté fanatique ». François Lurçat s’oppose frontalement à certains représentants des neurosciences qui affirment que l’homme n’est pas « quelque chose de spécial » qui le sépare des autres êtres vivants. François Lurçat est nourri de la Bible hébraïque et de ses commentaires sans être pour autant un croyant à proprement parler. Ce physicien place la science plus haut que ne le fait l’opinion banale pour laquelle la science n’est qu’une somme de recettes. De plus, il se montre très préoccupé par la transmission des acquis de la physique théorique et à cet effet il s’adonne à la vulgarisation scientifique.

François Lurçat, un scientifique qui porte sur la science un regard scientifique, et un philosophe qui s’efforce de comprendre comment la science est devenue ce qu’elle est devenue, une discipline qui « nous éblouit plus qu’elle nous éclaire ». Il dénonce la prolifération de ces disciplines qui se parent du titre de science. Il dénonce par ailleurs le relativisme culturel (dont Claude Lévi-Strauss est le précurseur) pour qui tout se vaut, ce qui conduit à désigner l’élection (du peuple juif) comme une forme de racisme – un thème récurrent du discours antijuif. François Lurçat invite la science moderne à se détourner de son projet philosophique (qu’il désigne par ce néologisme, le physicalisme), un échec, et à faire preuve de plus de modestie afin de surmonter ses tendances suicidaires en corrigeant « la sécheresse obstinée du cosmo-centrisme grec par la compassion et la finesse de Jérusalem », la transcendance opposée à la pensée géométrique, Jérusalem corrigeant Athènes.

Le onzième chapitre de ce livre de Pierre Lurçat rend compte du livre de Jean-François Braunstein, « La philosophie devenue folle : le genre, l’animal, la mort ». Pierre Lurçat reprend une partie de son livre, « Seuls dans l’Arche ? Israël, laboratoire du monde ». Je ne vais donc pas en faire un compte-rendu et me contenterai de mettre en lien la présentation (en deux parties) que j’en ai faite sur ce blog :

https://zakhor-online.com/seuls-dans-larche-1-2/

https://zakhor-online.com/seuls-dans-larche-2-2/

En conclusion, un petit mot personnel. Ces pages de Pierre Lurçat me font du bien dans la mesure où avec elles je me sens moins seul. En effet, les auteurs des livres en question prennent note des dangers qui nous menacent, des dangers que j’ai identifiés, « dans mon coin » si je puis dire. Donner forme à l’inquiétude, voire à l’angoisse, c’est déjà s’alléger de leur poids et pouvoir espérer faire preuve d’une certaine efficacité dans le combat. Autre point. J’ai toujours éprouvé, d’abord confusément (et dès l’adolescence) puis de plus en plus précisément et intensément, que le message d’Israël était central, qu’il contenait des mises en garde et des moyens d’affronter des dangers majeurs, parmi lesquels ceux que circonscrivent les livres sélectionnés par Pierre Lurçat.

Son petit livre, une sorte de répertoire, m’évoque un petit livre de Jorge Luis Borges, « Biblioteca personal » où dans une suite de très courts chapitres l’auteur recense des livres qu’il serre contre son cœur, si je puis dire. Un autre auteur de langue espagnole s’est essayé à cet exercice, Mario Vargas Llosa dans « La llamada de la tribu », une biographie intellectuelle centrée sur les lectures qui l’ont le plus influencé.

Olivier Ypsilantis

En lisant « Face à l’opacité du monde – Des livres qui nous éclairent » de Pierre Lurçat – 2/2 – Zakhor Online (zakhor-online.com

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18 mars 2021 4 18 /03 /mars /2021 15:38

Je viens de lire le petit livre de Pierre Lurçat, « Vis et ris ! », un titre qui a une belle explication. J’y viendrai. Ce livre a une structure en mosaïque composée de vingt-deux abacules. De plus, il est en rapport avec « Un parapluie pour monter jusqu’au ciel », soit les souvenirs de jeunesse de sa mère, Liliane Lurçat, comme le sont en tapisserie les fils de trame et les fils de chaîne.

Le livre de Pierre Lurçat, fils de Liliane Lurçat (de fait Lipah Kurtz, Lipah francisé en Liliane à partir du surnom qui lui avait été donné, soit « Lili »), contient de très émouvants portraits, parmi lesquels ceux de ses grands-parents maternels : Chaya Kurtz (née Shatzky) et Joseph Kurtz, Menahem, le frère aîné de Liliane, qui s’est battu au cours de la guerre d’Indépendance, de la campagne de Suez, de la guerre des Six Jours, et qui a accompli pour le compte du Mossad des missions périlleuses dans des pays arabes.

 

 

Il est question de personnes mais aussi de lieux, dont la rue Frédéric Sauton, l’un des lieux de l’enfance de la mère et de ses parents qui s’y installèrent après le second retour de Jérusalem, un retour qui avait rendu Joseph inconsolable ; Joseph, un sioniste corps et âme, authentique halouts qui avait construit des routes à la pelle et à la pioche en Palestine, dans le Bataillon du Travail, et qui s’était engagé chez les Shomrim, ces cavaliers qui protégeaient les kibboutz contre les bandes arabes. Sa femme, Chaya, considérait quant à elle l’installation à Paris comme une chance. Elle jugeait que la Palestine n’était pas un pays où il faisait bon vivre et élever ses enfants.

Le Paris des grands-parents de Pierre Lurçat, c’est d’abord la rue des Carmes, puis trois adresses dans le même quartier : la rue de l’École Polytechnique, la rue Laplace puis la rue de la Montagne Sainte-Geneviève. « Ils logeaient toujours dans des chambres meublées, sans eau courante. Mon grand-père allait chercher l’eau sur les paliers et la chauffait sur un réchaud Primus ». Le couple repartira à Jérusalem et y passera quelques mois au début des années 1930. C’est de ce bref séjour que datent les rares souvenirs de Palestine rapportés par leur fille, Lipah, née à Jérusalem en 1928. Le rêve sioniste du grand-père fut mis à rude épreuve ; les haloutsim avaient faim et la malaria acheva de briser son rêve. Retour en France où ils retrouvent le petit meublé de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève, avant le déménagement dans un appartement guère plus confortable mais un peu plus spacieux, rue Frédéric Sauton. C’est là que Liliane Lurçat passera l’essentiel de son enfance et de sa jeunesse. J’ai localisé l’adresse et me suis promené dans la rue grâce à Google Earth. C’est un quartier aujourd’hui rupin mais qui dans les années 1939-1940 était très populaire.

 

 

Le chapitre intitulé « Sur les bancs de l’école publique » est particulièrement important pour celui qui s’intéresse aux travaux de Liliane Lurçat. « La fréquentation de l’école publique eut deux conséquences immédiates pour ma mère. La première fut de lui permettre d’apprendre à parler, à lire et à écrire, apprentissages fondamentaux qui deviendraient bien plus tard un de ses thèmes de recherches favoris ». La seconde fut l’adoption d’un prénom français ainsi que je le signale en début d’article, soit le passage de Lipah à Liliane. Liliane Lurçat écrira dans les dernières années de sa vie : « Je regrette l’école de mon enfance, l’école de la Troisième République, forte de ses méthodes et de sa volonté d’instruire ». Cette école lui aura permis ainsi qu’à son frère Menahem (francisé en Marcel) d’acquérir « les savoirs utilitaires indispensables à la mise en place définitive de la lecture, de l’écriture et du calcul… »

 

 

Le chapitre intitulé « “Mameloshen” ; la langue de ma mère » confirme mes impressions concernant le style de Liliane Lurçat. J’ai écrit dans la deuxième partie de l’article consacré à ses souvenirs de jeunesse : « Sous le français on sent quelque chose d’autre, comme une lumière translucide derrière une vitre dépolie ; ce quelque chose, une autre langue, sa langue maternelle, le yiddish, la langue commune de ses parents polyglottes. Certes, cette liberté de ton tient d’abord au caractère de l’auteure, mais le yiddish vient appuyer cette liberté » ; son fils Pierre écrit dans le chapitre en question : « En réalité, à certains égards, le français que parlait ma mère ressemblait au yiddish, par son caractère cru et imagé ». Cette remarque est pour moi très importante car je m’avançais sur un terrain inconnu, ne parlant pas le yiddish et ayant simplement lu des études à ce sujet, dont celle, très dense, de Jean Baumgarten, « Le yiddish, histoire d’une langue errante », livre dont j’ai fait une recension que je publierai sur ce blog.

Le chapitre « La yiddishkeit que j’ai reçue de ma mère » est certainement l’un des plus beaux chapitres de ce petit livre. Il noue le fils et la mère, suggère de riches développements et s’ouvre sur ces mots : « Pendant des années, voire des décennies, je m’étais en effet habitué à penser que je n’avais pas reçu d’éducation juive. Je me considérais comme un autodidacte du judaïsme, un self-made jew ». Mais quelle était donc cette yiddishkeit laissée en héritage ? Il y avait bien quelques souvenirs « juifs » de l’enfance, des bribes, mais surtout une philosophie tout à fait juive : « Cette philosophie peut se résumer en trois mots qu’elle m’a souvent répétés mais dont je n’ai véritablement compris le sens que bien plus tard : “Leib und Lach” (“Vis et ris”) », soit le titre du livre. Liliane Lurçat qui avait hérité cette sagesse de ses parents la décrit ainsi dans ce portrait de son père, Joseph : « Il est souvent joyeux, de cette joie qui vient du corps et qui vous fait accompagner les gestes de la vie d’une chanson fredonnée, en polonais, en hébreu, en allemand… Horas, airs militaires, chansons gaillardes, le père a son répertoire intime. Le père raconte des histoires, quand on veut bien les écouter. Des histoires sur les gens qu’il a connus, sur les livres qu’il a lus, sur l’histoire juive. Ses yeux pétillent, il s’anime, il s’étonne. Ce pouvoir de s’étonner, le père le gardera toute sa vie ; dernier fief de sa jeunesse ».

L’énergie qui porte Liliane Lurçat, sa passion pour l’observation, son pouvoir d’étonnement (jamais la moindre trace de désabusement), son amusement tendre, son esprit espiègle et d’à-propos, viennent de quelque part, de loin, du monde ashkénaze d’Europe centrale et orientale qui enseigne plus implicitement qu’explicitement ce qui peut aider à vivre celles et ceux qui subissent une menace presque constante, menace qui se fait sporadiquement violence. « Vis et ris ! » pourrait s’inverser en « Ris et vis ! », étant entendu que tu ne pourras vivre que si tu sais rire…

Le chapitre « La yiddishkeit que j’ai reçue de ma mère » répond à l’avant-dernier chapitre : « L’humour de ma mère » qui commence par ces mots : « Le yiddish est une langue qui se prête au rire. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain yiddish le plus connu, Cholem Aleichem, est aussi un des maîtres de l’humour juif ». Un mélange d’humour et de sagesse, une devise qui pourrait se traduire ainsi : « Le monde est drôle, alors rions ! » Cette invitation devrait être entendue par tous, Juifs et non-Juifs, elle peut aider à surmonter bien des moments d’accablement.

La carrière professionnelle de Liliale Lurçat a bénéficié de cette qualité, un héritage. Observer encore et encore sans jamais se laisser submerger par l’amertume, le désabusement, rester curieux et sourire intérieurement autant que possible. Sa capacité d’observation – son talent d’observatrice – ne se laisse jamais limiter par des considérations sociales ou économiques ; son regard est libre, tout simplement.

Mais je deviens bavard. Lisez plutôt ce petit livre qui évoque également les rapports entre le père et la mère – le physicien François Lurçat et la psychologue Lipah Kurtz –, la découverte de Jean Wallon, une rencontre intellectuelle déterminante avec celle de son époux, François Lurçat. Il y est bien sûr question de l’activité professionnelle de Liliane Lurçat et de son espace de travail. Tout indique la travailleuse infatigable (elle n’aimait pas les vacances mais ne négligeait en aucun cas la vie de famille) et l’indépendance d’esprit. Liliane Lurçat « s’orienta vers la psychologie non par vocation, mais par un enchaînement de rencontres et de circonstances ». Elle développa une conception originale et indépendante de son métier, conception qu’elle défendit tout au long de sa vie et sans jamais faire de concession, non par goût de la provocation et de la contradiction mais simplement par fidélité envers elle-même et indifférence envers la hiérarchie, la promotion et les honneurs. Elle mena ses recherches le plus souvent en solitaire. Et à la mort de Henri Wallon, elle mena toutes ses recherches en solitaire, avec l’école maternelle comme principal champ de recherche. Elle poursuivit sa « vita activa », expression qu’elle employait volontiers et qu’elle avait trouvée chez Hannah Arendt, elle la poursuivit principalement dans la chambre à coucher du couple, au rez-de-chaussée d’un immeuble de Montrouge, en banlieue parisienne, qui donnait sur un beau jardin, assise devant un petit bureau en bois peint.

Mais lisez ce livre, « Vis et ris ! », et « Un parapluie pour monter jusqu’au ciel ».

Olivier Ypsilantis

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15 mars 2021 1 15 /03 /mars /2021 13:32

Durant l’Occupation, Liliane Lurçat est exemptée du port de l’étoile jaune car palestinienne et donc British Subject. Liliane Lurçat est née à Jérusalem en 1928. Elle est venue en France avec sa famille au cours de l’hiver 1930, une famille originaire de Pologne, Cracovie pour le père et de Russie, Bialystok pour la mère.

Elle s’inscrit à la Fédération sportive et gymnastique du travail, F.S.G.T., créée en 1934, sous le Front populaire, par fusion de la Fédération sportive du travail, F.S.T. (proche de la Confédération générale du travail unitaire, C.G.T.U.) et de l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail, U.S.S.G.T. (proche de la Confédération générale du travail, C.G.T.). Le compte-rendu de ses activités à la F.S.G.T. occupe plusieurs pages de la deuxième partie de ce livre, « La guerre », avec des randonnées en forêt de Fontainebleau et les amitiés qu’elle y noue ou une marche de Niort à Nantes. Elle passe à côté de la Résistance et de la peur. N’ayant jamais été malade ni éprouvé la fatigue ou la douleur, la mort et la destruction de son corps lui semblent irréelles. Et, une fois encore, elle n’a pas à subir l’étoile jaune – « Je me réjouis lâchement de ne pas avoir à la porter » –, à subir non seulement la honte mais, ce qui est pire, la honte d’avoir honte.

 

 

Avant de poursuivre la lecture de ses souvenirs, j’en reviens au rire. L’un des livres qui m’a fait le plus rire est « La trêve » (« La Tregua ») de Primo Levi. Son cadre est pourtant celui de la dévastation ; mais la coloration de l’ensemble est franchement picaresque, de la libération d’Auschwitz au très long et très tortueux retour au pays, l’Italie. C’est toute une humanité qui se retrouve pêle-mêle et qui se débrouille dans un monde chaotique et déglingué mais tellement merveilleux après Auschwitz. Ce livre qui se lit comme on regarde un film a une tonalité proche du « Tambour » (« Die Blechtrommel ») de Günter Grass et de son extraordinaire adaptation au cinéma signée Volker Schlöndorff. Ce livre est d’autant plus hilarant – il m’a lui aussi offert des fous rires – que sa lecture fit suite à une lecture qui m’avait ôté le sommeil : « Si c’est un homme » (« Se questo è un uomo ») de Primo Levi.

Il y a décidément dans ce petit livre de Liliane Lurçat une acuité du regard qui le rapproche des caricaturistes, soit l’art de souligner les traits physiques et psychologiques les plus marquants d’un individu. Et les portraits qu’elle fait défiler en quelques coups de crayon alertes sont hauts en couleurs. Les portraits de ses parents sont des petits chefs-d’œuvre qui intègrent le physique, le psychologique et le sociologique, un peu comme Honoré Daumier.

Je ne connais pas les écrits de Liliane Lurçat (hormis quelques articles mis en ligne) mais son regard est aussi sociologique. Elle n’est pas froidement universitaire, soit simplement besogneuse et obéissant à des normes instituées par la hiérarchie et l’esprit de l’époque. Non ! Son esprit d’indépendance, voire rebelle, lui fait sauter l’enclot. C’est un regard sérieux, très sérieux, mais sous-tendu par le sourire, un sourire triste-amusé pourrait-on dire. Et puis cette femme a du style, ce qui suffit à la démarquer de bien des universitaires, tout simplement.

Mais à quoi tient ce style, cette tonalité particulière de la langue ? Hier soir, une impression m’a sauté à la gorge si je puis dire ; et une récente rencontre m’a aidé à la préciser, une rencontre avec une grande dame des lettres italiennes, dans son appartement romain, rencontre organisée par sa traductrice. Cette grande dame : Edith Bruck à laquelle j’ai consacré neuf articles sur ce blog.

Edith Bruck (née Edith Steinschreiber), juive hongroise devenue italienne après bien des tribulations, notamment en Israël. Déportée à Auschwitz à l’âge de douze ans, elle ne reviendra jamais vivre dans son pays.

Il y a chez Edith Bruck une manière de rapporter certaines expériences qui frappe le lecteur par leur crudité, ce qui ajoute à l’attrait puissant qu’elle exerce sur le lecteur. J’ai pensé que cette liberté de ton plutôt inhabituelle chez une femme de cette génération tenait au moins en partie à ce que l’italien n’était pas sa langue maternelle ; elle se sentait plus libre en elle, plus audacieuse. Un jour, sa traductrice, Patricia Amardeil, me fit part de cette impression alors que je ne lui avais encore rien dit à ce sujet. J’évoque Edith Bruck car je crois percevoir le même processus, en plus atténué, chez Liliane Lurçat ; sous le français on sent quelque chose d’autre, comme une lumière translucide derrière une vitre dépolie ; ce quelque chose, une autre langue, sa langue maternelle, le yiddish, la langue commune de ses parents polyglottes. Certes, cette liberté de ton tient d’abord au caractère de l’auteure, mais le yiddish vient appuyer cette liberté. Pour ma part, très modestement, je ne connais que quelques dizaines de mots yiddish, des injures pour la plupart, des injures truculentes et réjouissantes qu’il m’arrive d’insérer dans un texte, des injures dont je me retiendrais d’écrire l’équivalent en français (un équivalent bien approximatif) mais que j’ose en yiddish et qui me donne l’impression de frapper en plein dans le mille. Pareillement, lorsque je veux terminer une lettre sur une formule affectueuse, à une amie française par exemple, je choisis une formule dans une autre langue ; ainsi je me sens plus libre en gommant le côté équivoque que pourrait avoir son équivalent en français. Ces procédés sont connus de tous ceux qui pratiquent plusieurs langues.

 

 

Parmi les proches que Liliane Lurçat évoque avec ferveur, il y a ses parents, Chaya et Joseph Kurtz, mais aussi le frère aîné, Menahem, qui eut la chance d’être intégré dans un échange entre British Subjects et prisonniers allemands en Palestine. Ce frère avait dix-sept. Il deviendra un ardent défenseur d’Israël.

Liliane Lurçat est arrêtée en janvier 1944. Sa déportation marque un tournant dans sa vie : Drancy qu’elle qualifiera d’« école de la vie » puis Vittel où elle est libérée en octobre 1944. Deux de mes ancêtres côté maternel furent internés à Vittel en tant que Grecs British Subjects. Je me suis d’abord dit qu’ils avaient peut-être rencontré Liliane Lurçat mais la période de leur internement était bien antérieure, 1941-1942.

La remarque de Liliane Lurçat me remet en mémoire celle de Primo Levi : « Ma vraie université, ce fut Auschwitz ». Un ami rescapé d’Auschwitz, un Juif ashkénaze qui aimait le paradoxe et qui maniait l’euphémisme avec un art consommé, me dit un jour tout de go : « Si je n’avais pas connu Auschwitz, je me serais peut-être ennuyé » ; et un autre jour : « On s’occupait beaucoup de nous à Auschwitz », une réflexion qui révéla d’un coup le gouffre sous le verbe s’occuper de, sa terrible ambiguïté à laquelle nous ne prêtons généralement guère attention.

Liliane Lurçat reste environ trois mois à Drancy avant d’être envoyée avec trois cents Palestiniens (Juifs de Palestine) à Vittel, à l’hôtel des Thermes. S’en suit une analyse très fine de l’amour qui pourrait faire l’objet d’un long développement, d’un livre. Retour à Paris à bord de camions conduits par des Noirs américains. Retour dans le petit appartement de la rue Frédéric Sauton aux numéros 5-7, dans le Ve arrondissement de Paris. Elle a seize ans. Le quartier n’est pas ce qu’il deviendra. Il est plutôt crasseux. La rue Frédéric Sauton « entre la place Maubert et la Seine. Au fond d’une cour, au premier étage, une cuisine et deux pièces en enfilade. Les cabinets sont dans la cour et l’eau sur le palier. Il n’y a jamais de soleil ». Liliane Lurçat reprend ses études. Elle est un peu perdue, déconcertée. Ses professeurs l’ennuient, ce qui nous vaut quelques croquis exécutés d’un trait sûr et sobre. Elle est bachelière « presque par surprise » et s’inscrit en PSB (Physique, Chimie, Biologie) mais se sent incapable de suivre cet enseignement, tant dans les amphithéâtres qu’aux travaux pratiques. Elle entend des étudiants parler de sociologie à la Sorbonne. L’année est perdue mais, c’est décidé, elle s’inscrira en sociologie.

Inscrite en sociologie, elle passe ses soirées à la bibliothèque et découvre les travaux de Henri Wallon qui contrairement aux autres psychologues ne découpe pas artificiellement les petits problèmes, nous dit-elle. Henri Wallon, une rencontre déterminante.

 

 

Ci-joint, un passage relevé dans la première partie du livre. Il rend bien compte de ce pur plaisir que donne l’observation, surtout lorsqu’elle est neutre, ne s’embarrasse ni de jugements et de conclusions qui ne font que découper en morceaux une réalité donnée. Il s’agit de son voisinage parisien : « Pépère n’est pas méchant, mais un peu répugnant. Il a des moustaches blanches comme Pétain, et les mêmes yeux bleus délavés. Il passe le temps à faire le frichti. On lui a rapporté d’énormes grenouilles. Il les coupe en deux et il jette le haut des corps dans un seau. Ses mains sont toutes vieilles et tremblantes. Un jour, il a voulu m’embrasser. J’ai couru vite dans l’escalier et mon cœur battait fort. Il est comme beaucoup d’hommes vieux et ternes qu’on appelle les vicieux. Certains défont leurs braguettes devant les petites filles qui jouent seules au square. D’autres, comme le voisin de palier, font pipi dans l’évier et vous appellent à ce moment-là. Je ne sais pas juger les gens. Ils laissent en moi des impressions et des images. Une phrase dite, une intonation, un geste et surtout des odeurs. »

Je ne sais pas juger les gens. Ils laissent en moi des impressions et des images. Une phrase dite, une intonation, un geste et surtout des odeurs… 

On n’a qu’un regret en lisant ce petit livre : qu’il n’ait pas une suite même s’il se termine sur un happy end : elle a fait la connaissance de Henri Wallon qui lui a dit qu’elle était intelligente et d’un poète, Nazim Hikmet, qui lui a dit qu’elle était belle. « Que me manque-t-il ? »

On n’a qu’un regret en lisant ce petit livre mais on oublie vite ce regret car cette lecture laisse une impression persistante, avec cette composition en mosaïque où se suivent des passages qui se suffisent à eux-mêmes et suggèrent volontiers de longs développements : portraits précis et rapides de toute une humanité ; descriptions de lieux, avec le vieux Paris, soit son quartier du Ve arrondissement ; remarques à caractère psychologique et sociologique qui par leur finesse m’évoquent des moralistes du XVIIIe siècle et des romanciers du XXe siècle. Sous une certaine rudesse de ton, on devine la tendresse, une tendresse portée par le plaisir d’observer, le simple plaisir d’observer, le plus simple et le plus grand – le plus vaste – des plaisirs, un plaisir qui peut être pratiqué toujours et partout. Mais ils ne sont pas nombreux à observer, de moins en moins nombreux me semble-t-il, avec leurs téléphones portables à écrans tactiles.

Olivier Ypsilantis

https://zakhor-online.com/

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