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22 décembre 2022 4 22 /12 /décembre /2022 13:43
Pourquoi déconstruire ? de Pierre-André Taguieff :  Aux origines de la radicalité intellectuelle contemporaine

« Déconstruire » : le mot est sur toutes les lèvres et dans tous les débats intellectuels depuis plusieurs décennies. Mais il a pris récemment un sens nouveau – et encore plus radical – reflet de notre époque qui voit l’émergence d’un nouvel obscurantisme totalitaire. Dans son dernier livre, Pierre-André Taguieff explore les origines philosophiques de la « déconstruction », en remontant à Nietzsche et aux lectures idéologiques et souvent déformantes qui en ont été faites, depuis Heidegger jusqu’à Derrida.

 

            L’enjeu du livre dépasse toutefois de beaucoup la simple histoire des idées et son sujet très actuel revêt une importance cardinale, à la fois politique et philosophique. Comme l’explique l’auteur, « depuis la fin des années soixante s’est progressivement installée, dans les milieux universitaires et plus largement dans l’opinion du public cultivé en Europe de l’Ouest comme aux Etats-Unis, l’idée que la philosophie ne pouvait plus être une recherche de la vérité, une quête du sens (...) et qu’elle devait être désormais une activité de déconstruction sans limites des textes philosophiques ».

 

            L’utilisation du mot déconstruction repose dans cette perspective, comme l’explique Taguieff, sur une méprise, voire sur une manipulation idéologique. Au sens premier, chez Heidegger par exemple, il s’agissait de déconstruire les concepts métaphysiques pour retrouver l’expérience originelle, selon la méthode phénoménologique. Par la suite, le concept a été récupéré par différents auteurs sur les deux rives de l’Atlantique, et notamment par Jacques Derrida en France, que certains considèrent comme le « père de la déconstruction ».

 

            Pierre-André Taguieff consacre des pages éclairantes et parfois drôles au « mélange de futilité, de cuistrerie et de préciosité » de Derrida et de ses disciples, montrant comment celui-ci a « inventé un type de jeu philosophico-littéraire aussi laborieux qu’ennuyeux ». Mais le caractère souvent ridicule des « dé-constructionnistes » de tout poil ne doit pas faire perdre de vue la dangerosité de leur entreprise, dont sont issus les mouvements intellectuels les plus radicaux actuels, comme le post-colonialisme, la théorie du genre et le wokisme. A cet égard, l’intérêt majeur du livre est de retracer la généalogie de tous ces mouvements et d’exposer leur articulation interne, et la manière dont ils participent tous d’une même entreprise de « criminalisation de la civilisation occidentale ».

 

L’auteur mentionne ainsi Claude Lévi-Strauss, parmi les nombreux ancêtres des tendances destructrices actuelles. Ce dernier, dès 1950, faisait en effet de l’Occident judéo-chrétien le « coupable » de tous les maux, en l’accusant d’avoir engendré le colonialisme, le fascisme et les camps d’extermination. Mais, aux yeux de Lévi-Strauss, ces crimes ne constituaient pas la trahison de l’idéal humaniste occidental, mais bien sa conséquence ultime, le « péché originel » étant pour lui la distinction établie entre l’humain et les autres espèces. Et l’ethnologue en tirait la conséquence, en affirmant que « le but des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre ».

 

            La dénonciation de l’ethnocentrisme occidental allait aboutir, quelques décennies plus tard, aux mouvements décolonialistes et à tout le magma radical anti-occidental, anti-humaniste et antisioniste actuel. Taguieff observe le « paradoxe tragi-comique du décolonialisme » qui, en dénonçant une « pensée blanche », réintroduit et banalise « dans le discours académo-militant l’essentialisme et l’ethnocentrisme », en inversant le racisme blanc en racisme anti-Blancs. Un livre important.

Pierre Lurçat

 

 Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, H&O éditions 2022.

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19 novembre 2021 5 19 /11 /novembre /2021 12:28
L'antiracisme devenu fou Le "racisme systémique" et autres fables - Pierre-André Taguieff

Le racisme n’est plus ce qu’il était, et l’antiracisme, à force de poursuivre des logiques contradictoires, est devenu fou. Les antiracistes savants ont découvert l’existence du « racisme sans races », appelé aussi racisme culturel, et celle du « racisme sans racistes », dit « racisme institutionnel », « structurel » ou « systémique ». Le « suprémacisme blanc », loin de se réduire aux néo-nazis qui s’en réclament, serait partout et expliquerait tout. Exportée par les activistes étatsuniens, cette vision fantasmatique du racisme est aujourd’hui dominante. Le néo-antiracisme dénonçant le « privilège blanc » est devenu la forme idéologiquement acceptable du racisme anti-Blancs.

L’affrontement entre des visions incompatibles de l’antiracisme alimente une nouvelle guerre culturelle qu’illustre le conflit entre l’antiracisme universaliste et l’antiracisme identitaire. Face aux figures paradoxales comme les « antiracismes racistes » et les « racismes antiracistes » qui surgissent du décolonialisme, de l’intersectionnalisme, de la « théorie critique de la race » et de la culture « wokiste », l’auteur s’interroge sur la possibilité de refonder ou de réinventer l’antiracisme.

 

https://www.editions-hermann.fr/livre/9791037010155

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2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 10:44

 

Directeur de recherche honoraire au CNRS, Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, il a récemment publié Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche aux Éditions du Cerf. 

FIGAROVOX. - D’où vous est venue l’idée d’écrire ce livre, qui relève à la fois de l’histoire des idées et de la réflexion philosophique? 

Pierre-André TAGUIEFF. - Elle vient de loin, de mes lectures passionnées de Nietzsche au cours de mes études de philosophie, à l’époque où un étudiant vivant à Paris avait la chance de pouvoir suivre les conférences de Jean Granier, Henri Birault, Michel Foucault et Gilles Deleuze sur l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra. Dès le début des années 1970, je me suis interrogé sur la singularité de la pensée nietzschéenne en m’efforçant, sans succès, d’identifier les raisons de son incomparabilité. Il m’est apparu par la suite qu’elle tenait notamment à sa figure de penseur-poète ou de poète-penseur, ce qui autorise à le rapprocher de Goethe, de Schiller ou de Hölderlin, mais aussi, par exemple, de Valéry. Elle tient aussi au fait qu’en raison de l’écriture aphoristique de Nietzsche, sa pensée est susceptible de faire l’objet d’interprétations diverses et contradictoires, du côté des nietzschéens déclarés comme de celui des antinietzschéens résolus. 

Chez les pro-Nietzsche comme chez les anti-Nietzsche, on rencontre des révolutionnaires, des conservateurs et des libéraux, des anarchistes et des réactionnaires, des nationalistes et des cosmopolites, des fascistes et des antifascistes, des antisémites et des anti-antisémites. Ce sont ces héritages et ces traces contradictoires qui font la singularité du phénomène Nietzsche. Depuis la fin du XIXe siècle se succèdent des générations de nietzschéens et d’antinietzschéens qui s’affrontent sur la base d’interprétations et d’évaluations contradictoires qu’on peut trouver justifiées les unes et les autres à la lecture des écrits de Nietzsche - ce qui ne veut pas dire qu’elles le soient. C’est précisément là le problème qui paraît insoluble, et explique les polémiques aussi vives qu’interminables sur la pensée nietzschéenne, inséparables de la diversité de ses interprétations. 

En raison de l’écriture aphoristique de Nietzsche, sa pensée est susceptible de faire l’objet d’interprétations diverses et contradictoires 

Nietzsche fut un philosophe-artiste qui a pensé le type du philosophe-artiste, qu’il rapporte à la vision tragique de l’existence. En 1888, il définissait ainsi le type de l’artiste tragique, libéré du nihilisme et de l’esprit de vengeance: «L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien…» Le modèle de la pensée affirmative est le geste de l’artiste créateur, car c’est par le «jeu de la création» que peut être pensée la «totale innocence du devenir», comme le note Nietzsche dans un fragment posthume de l’hiver 1884-1885. L’affirmation créatrice est ce qui marque la sortie du nihilisme. J’ai voulu comprendre cette pensée tragique, qui refuse à la fois l’optimisme historique des Modernes et le pessimisme tendanciellement nihiliste qui en constitue l’envers, mais qui prend au sérieux l’idée de décadence, faussement simple, trop souvent réduite à un slogan. Ce que Nietzsche a enseigné à ses bons lecteurs, c’est la manière de «devenir la mauvaise conscience de leur temps», c’est-à-dire de devenir un philosophe, comme le dit le § 212 de Par-delà bien et mal.

 

Que voulez-vous dire quand vous parlez du vingtième siècle comme d’un «siècle nietzschéen»? 

J’ai en effet aussi été conduit à écrire ce livre par l’hypothèse selon laquelle le XXe siècle a été un siècle nietzschéen. Il l’a été à divers égards, et en bien des sens. Mais il l’a été d’abord en ce que la prévision de Nietzsche, telle qu’il la formule en 1886 dans le § 208 de Par-delà bien et mal, s’est révélée d’une frappante exactitude: «Le temps de la petite politique est terminé: le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination de la terre - l’obligation d’une grande politique.» Ce siècle n’a pas été celui de la lutte des classes, ni celui de l’entrée dans la société sans classes, encore moins celui, prophétisé par Victor Hugo, du bonheur pour tous, mais celui de la lutte pour la puissance, en vue de la domination du monde. Et c’est sous le signe du nihilisme, mais d’un nihilisme actif, voire activiste, que le XXe siècle s’est déployé. Le siècle de la puissance a été le siècle des tyrans suprêmes, adulés, adorés comme de nouveaux dieux. Les masques trop humains de l’universalisme et de l’égalitarisme ont été pulvérisés par le cours imprévisible et brutal de l’histoire.

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https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-andre-taguieff-l-ideologie-de-la-deconstruction-s-est-formee-a-partir-des-lectures-francaises-de-nietzsche-20210430

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