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24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 12:52
FLEISHMANN.jpgCourage et espoir
« Sans savoir à qui elle parlait, une dame s'était exclamée en voyant de loin Berl Bichertog assis à une table avec d'autres écrivains :
- Ah, il est encore là, celui-là ? On m'a fait un jour cadeau d'un de ses livres, j'ai lu deux pages et je l'ai jeté à la poubelle !
La femme de Bichertog qui revenait avec à la main une boisson fraîche pour son mari avait raconté tout ça en rigolant, mais Berl Bichertog l'avait pris en pleine poitrine. Quels péchés avait-il commis pour qu'on parle de lui comme ça ? Ce d'autant qu'il devait participer tout à l'heure à une table ronde avec d'autres écrivains plus connus dont il savait à l'avance qu'ils avaient, eux, une chance de séduire l'auditoire.
La remarque que sa femme avait rapportée achevait donc de le démoraliser.
En plus, non seulement personne parmi les visiteurs de cette manifestation littéraire ne lui avait demandé une dédicace depuis les deux heures qu'il était là, mais ses voisins à droite et à gauche n'avaient même pas pris la peine de lui adresser la parole depuis le début. Pour eux non plus, il n'existait pas.
Il y avait des jours comme ça !
Aussi quand à l'instant, un petit chien s'attarda devant le stand, devant lui, ce ne fut pas un sourire de bienvenue qui éclaira son visage mais un véritable témoignage de reconnaissance. Au moins, un être vivant s'intéressait à lui. Sa femme, elle, était repartie se promener dans les allées pour passer le temps. Remarquant que Bichertog le regardait fixement, le chien leva la tête et grogna, content :
- Berl, comment va la vie à Paris, il y a au moins vingt ans que je t'ai pas revu, non ?


Bon, qu'un animal parle, ça n'étonna pas trop un homme comme Berl Bichertog. Beaucoup avaient déjà écrit des histoires comme ça. Et même dans la Bible, on trouvait une ânesse qui se plaignait avec des mots à elle. Mais qu'un chien, un basset précisément, s'exprimât avec la même voix et exactement le même accent que son ami Max Pliedik, perdu de vue depuis si longtemps, ça c'était déjà autre chose !
Aussi demanda-t-il en essayant de ne pas trop marquer de surprise :
- Max, la dernière fois qu'on s'est vus comme tu dis, tu partais refaire ta vie quelque part en Amérique du Sud… Avec une jolie fille qui avait un père là-bas dans la confection, si je me rappelle bien. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
Le basset hocha la tête :
- La confection a pas marché  –il y a eu une crise… La famille a pas tellement marché – j'ai déjà divorcé trois fois… Et même la politique là-bas n'a pas marché – ils ont commencé des révolutions chaque semaine… Alors, à la fin, comme j'avais fait tous les métiers possibles, je suis devenu un chien chez des gens riches – des gens avec une villa –, des gens qui m'ont adopté. Tu vois, on fait pas toujours ce qu'on préfère dans la vie, non ?
- Et maintenant qu'est-ce que tu vas devenir ? demanda Bichertog de plus en plus intrigué.
- Maintenant, si tout va bien, on m'a promis une place, dans un bureau, depuis que je suis revenu à Paris.
- En chien ! s'étonna à nouveau Bichertog.
- En chien… En autre chose… Est-ce que c'est tellement important ? Tu mets une cravate le jour où on te présente au patron et tu as l'air comme tout le monde ! Où est le problème ?
- Quand même, en basset…
- Tu es resté un homme avec des préjugés. C'est parce que je fais plus tout à fait un mètre soixante quinze comme dans le temps ?
Bichertog était embêté. Il s'apprêtait à répondre qu'entre vingt centimètres de haut et un mètre soixante dix et quelques, il y avait une différence. Mais d'un autre côté, on ne pouvait pas parler comme ça à un vieux copain qui avait dû devenir animal de compagnie à l'étranger pour gagner sa vie. Il y avait un ton amical à garder. Il préféra donc passer à autre chose :
- Et dans quel genre de bureau tu vas travailler ici, si on peut savoir ?
Pliedik frétilla de contentement comme un vrai basset de naissance.
- J'ai presque un contrat. Comme comptable, le mois prochain. Dans une usine de bonneterie. Des amis d'un cousin à moi.
Là, Bichertog fut encore plus étonné.
- D'où tu connais la comptabilité, toi ? Avant de partir tu étais musicien, non ?
- Et d'où je connaissais la vie de chien ? répliqua Pliedik, vexé. Quand on n'est pas fainéant, on te montre une fois comment on fait, et tu y arrives !
Bichertog fit une grimace. A moitié d'incompréhension, à moitié d'admiration. Pour ne pas rester sur une note ambiguë, il commença à raconter sa vie, ses soucis à lui, par exemple qu'après quarante ans de littérature yiddish, personne n'appréciait encore à juste hauteur ce qu'il avait fait, et cetera…
Pliedik haussa ce qu'il avait d'épaule.
- Ça, c'est rien du tout ! J'ai encore eu d'autres problèmes dans ma vie ! Et est-ce que je me plains moi ?
Ce fut au tour de Berl Bichertog de se vexer et de dire, ce qu'il regretta tout de suite :
- Mais toi, tu es un animal, on peut pas comparer !
- Comment : on peut pas comparer ? On peut oui comparer ! s'énerva Pliedik. Il était prêt à aboyer.
Bichertog décida de calmer le jeu. Il alla déposer par terre le gobelet en carton avec le soda que lui avait apporté sa femme tout à l'heure :
- Bois plutôt quelque chose, ça me fera plaisir.
Max Pliedik recula et déclara que ce genre de soda il n'aimait pas tellement. Si on n'avait pas d'eau pure à lui donner, il boirait plus tard. Tranquillement. A la maison. De l'eau, comme un mentsch. Parce que sans vouloir vexer personne, ajouta-t-il goguenard, soif au point de boire un poison comme ça – trop sucré –, il n'avait pas. Il faisait d'ailleurs un petit régime pour être en forme quand il serait dans son bureau le mois prochain. Parce que, précisa-t-il aussi, il ne désespérait pas de trouver là-bas une employée ou une secrétaire avec qui essayer de refaire une quatrième fois sa vie.
- Comme chien ? C'est pas possible ! s'exclama Bichertog.
- Est-ce que tu veux que je reste un animal toute ma vie ? rigola Max Pliedik. Pour qui tu me prends ?
Bichertog était désorienté.
Il reprit le gobelet en carton et allait retourner derrière sa table quand Max Pliedik l'interpella :
- Autre chose : j'étais venu ici pour me documenter un peu. Je pensais que si ça ne marchait pas tout à fait à l'usine des amis de mon cousin, peut être que je pourrais me lancer dans la littérature. Comme toi et les autres derrière leur table de signature.
- Et alors ? demanda Bichertog, vaincu cette fois.
- Alors, j'ai changé d'avis ! Vous autres, vous êtes des gens gâtés. Vous vous plaignez. Vous vous plaignez pour des choses sans importance, mais vous savez rien des vrais soucis de la vraie vie. »


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