Pour ceux qui croient en la littérature, la découverte d’un grand roman est comme une rencontre amoureuse : on s’attache au livre jusque dans ses moindres détails et on se souvient avec émotion des instants passés en sa compagnie… Rares sont évidemment les livres qui nous font passer de tels moments, car la production littéraire contemporaine est marquée par l’inflation et la médiocrité, en France comme ailleurs. « Tout ce que je suis », d’Anna Funder, est un de ces livres qui vous marquent et vous transforment.
L’auteur, née à Melbourne en 1966, vit aujourd’hui à Sydney. Elle a publié en 2008 son premier roman, Stasiland, inspiré de son séjour à Berlin, qui a rencontré un grand succès international. On retrouve dans Tout ce que je suis certains des ingrédients déjà utilisés par Funder dans Stasiland : l’histoire omniprésente et la description de l’atmosphère caractéristique des régimes totalitaires. Tout ce que je suis relate en effet la tentative désespérée d’un petit groupe de militants juifs antinazis d’alerter le monde sur la menace grandissante du régime hitlérien, d’abord en Allemagne, puis de Londres où ils sont réfugiés.
L’auteur a choisi d’utiliser le procédé de la double narration, donnant successivement la parole à deux des principaux personnages : la première, Ruth, est une vieille femme qui revit sa jeunesse dans sa chambre d’hôpital (« Quand Hitler arriva au pouvoir, j’étais dans mon bain. Notre appartement donnait sur le Schiffbauerdamm, en plein cœur de Berlin »). Le second, Ernst Toller, est un écrivain et militant auquel ses pièces de théâtre ont valu une grande renommée entre les deux guerres, qui relate ses souvenirs depuis son exil new-yorkais.
Ernst Toller (au centre) - à droite, l'écrivain yiddish Sholem Asch
La plupart des héros du livre sont des personnages réels, et l’idée même du roman est née de la rencontre entre Anna Funder et Ruth Blatt. Mais tout le talent de l’auteur est d’avoir su se servir de cette trame historique pour écrire un roman qui se lit comme un véritable thriller, en entraînant le lecteur sur les traces de ses personnages, dont on suit le combat incessant et la chute inexorable, face à un ennemi beaucoup plus puissant qui ne recule devant aucun moyen. La véritable héroïne du livre, Dora Fabian, était une journaliste et militante antinazie qui fut assassinée dans des circonstances mystérieuses à Londres, en 1943. L’intrigue politique se double dans le roman de Funder d’une intrigue amoureuse, au fil des relations compliquées qui se nouent entre les principaux protagonistes.
Bien plus qu’un témoignage sur une époque mouvementée, il s’agit donc d’une authentique œuvre romanesque dans laquelle l’histoire sert de toile de fond, et où la véracité des personnages est indépendante de leur vérité historique. Anna Funder a pourtant entrepris des recherches approfondies pour écrire son livre, mais elle parvient à s’émanciper de la trame historique pour donner à son œuvre un souffle romanesque qui emporte le lecteur.
(Photo ci-dessus : Anna Funder)
Outre ses qualités littéraires, Tout ce que je suis présente un intérêt politique très actuel : il montre comment une poignée d’hommes et de femmes courageux peuvent tenter d’infléchir le cours des événements, en l’occurrence sans y parvenir. Il nous rappelle ainsi que l’ascension du régime hitlérien, que l’on considère a posteriori comme irrésistible, fut aussi le fruit de l’aveuglement des démocraties européennes. Tout ce que je suis a rencontré un grand succès tant en Australie, où il a été couronné Meilleur Livre de l’année 2012, qu’au Royaume-Uni. Gageons qu’il sera également bien accueilli par le public francophone.
Pierre Itshak Lurçat
Anna Funder, « Tout ce que je suis », 490 pages, 23 euros, éditions Héloïse d’Ormesson.