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13 février 2023 1 13 /02 /février /2023 09:41
Voyage à rebours de Jacob Glatstein : un périple juif en 1934

Le nom de Jacob Glatstein était quasiment inconnu du public francophone jusqu’à ce jour, malgré la parution d’un recueil de poésies aux éditions Buchet Chastel en 2007. Son œuvre de romancier était, elle, totalement inédite en français. Cette lacune est désormais comblée, avec la parution en traduction française de son roman Voyage à rebours. Né à Lublin en 1896 et mort à New York en 1971, Glatstein est surtout réputé pour son œuvre poétique, écrite avant et après la Shoah.

 

Voyage à rebours est le récit d’un voyage en Pologne en 1934 : Yash (surnom de l’auteur) embarque à New York sur un bateau pour retourner vers sa ville natale, Lublin, qu’il a quittée vingt ans plus tôt. Le voyage le mène au Havre, où il prend le train, passe par Paris. Là, il retrouve des amis artistes ou écrivains yiddish au Dôme, à Montparnasse. Toujours en train, il traverse l’Allemagne – tombée sous le joug nazi l’année précédente – avant d’arriver en Pologne.

 

Le récit de la traversée de l’Atlantique est un modèle du genre. Comme l’explique l’auteur, « Sur le bateau, on peut vraiment sonder la valeur de l’homme. Dans l’agitation du quotidien, on perd le sens du drame, de la tragédie et de la comédie qui imprègnent toute vie. Sont oubliés et scellés les oreilles et les yeux spontanés qui voient, entendent et s’émerveillent de tout ». C’est précisément ce sens du drame, de la tragédie et de la comédie qui donnent au récit de Glatstein toute sa valeur romanesque.

 

Sous la plume de l’auteur, on rencontre toutes sortes de personnages, qui racontent les multiples facettes du destin juif dans le premier tiers du vingtième siècle, quelques années avant que le cataclysme nazi ne vienne accomplir son sinistre travail d’anéantissement. Parmi les plus belles pages du livre figurent celles où l’auteur évoque son enfance dans la Russie d’avant la Révolution, décrivant sa famille, sa vie d’écolier ou encore l’angoisse des fidèles, barricadés dans la synagogue, alors que les bandes révolutionnaires et les Cosaques s’affrontent au dehors.

 

La plume de Glatstein est le plus souvent empreinte d’un humour réaliste, mais parfois elle se fait lyrique, comme lorsqu’il décrit le « Dieu juif » qui ressemble au Rabbi de Lublin : « un Juif maigre avec une longue barbe blanche, des bas blancs et des chaussons, une voix douce, qui ne comprend rien à l’argent, qui n’accepte pas les dons de ses fidèles, qui jeûne chaque lundi et chaque jeudi… D’une voix fêlée il pleure tous les malheurs juifs. C’était l’allure du Dieu persécuté de mon enfance. Comment peut-on en vouloir à un tel Dieu, dont les bras sont trop courts et les mains trop faibles pour amener le Messie ? ».

 

Description qui évoque un tableau de Chagall, et qui prend un sens encore plus frappant après la Shoah. Il est difficile de ne pas penser au destin qui attend les personnages de ce récit de voyage qui pourrait être picaresque, s’il ne se déroulait au milieu des années 1930. Le tableau que donne Glatstein du monde juif est ainsi – tout comme les photographies de son contemporain Roman Vishniac – celui d’un monde disparu. Le romancier se fait involontairement, le témoin de son temps. Un grand écrivain yiddish à découvrir.

 

Pierre Lurçat

 

Jacob Glatstein, Voyage à rebours, traduit du yiddish par Rachel Ertel, éditions de l’antilope 2023.

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3 février 2023 5 03 /02 /février /2023 14:09
EN LIBRAIRIE - Voyage à rebours de Jacob Glatstein

Présentation du récit

1934. Yash (surnom de l’auteur) embarque à New York sur un bateau pour retourner vers sa ville natale, Lublin, en Pologne. Le voyage le mène au Havre, où il descend du bateau, prend le train, passe par Paris. Là, il retrouve des amis artistes ou écrivains yiddish au Dôme, à Montparnasse. Toujours en train, il traverse l’Allemagne – devenue nazie l’année précédente – avant d’arriver en Pologne.
Si Jacob Glatstein ne sait pas encore la catastrophe qui va s’abattre sur l’Europe, son récit dresse déjà la photographie d’un monde en train de pousser celui de son enfance dans le précipice.
Ce récit du retour au pays natal est une véritable galerie de portraits de personnages, juifs et non-juifs, du Nouveau et de l’Ancien mondes.

Voyage à rebours - Éditions de l'Antilope (editionsdelantilope.fr)

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13 décembre 2022 2 13 /12 /décembre /2022 18:10
Notre langue d’intérieur, de Talila : un recueil aux saveurs de hareng aux oignons

 

Le petit livre de la chanteuse Talila, Notre langue d’intérieur, dont les éditions L’Antilope ont eu la bonne idée de publier une nouvelle édition enrichie, est un petit trésor qui ravira tous les amoureux du yiddish, et au-delà, tous ceux qui savent ce que cette langue représente dans l’histoire du judaïsme ashkénaze. Trésor d’évocation, de nostalgie et aussi d’humour. En le lisant, j’ai souvent pensé – comme bien des lecteurs sans doute – à mes grands-parents et à ma mère. Ce livre est en effet rempli de souvenirs qui sont communs à plusieurs générations de Juifs d’origine d’Europe centrale, dont les parents ou les grands-parents venus de Pologne et d’ailleurs parlaient le yiddish.

 

Bien des anecdotes relatées par Talila feront sourire le lecteur averti : la carpe frétillant dans la baignoire, avant d’être assommée et farcie (« le sacrifice de la carpe était le seul rituel qui nous reliait au dieu ashkénaze »), le banquet de « l’amicale des culottiers » du onzième arrondissement, et surtout l’accent à couper au couteau des personnages de cette mini comédie humaine, qui achetaient du « bèr dè Charonton » (beurre des Charentes) et se souhaitaient « A freylekhe Nouel » (« Un joyeux Noël »). Ou encore « Madame Sizanne », revenue d’Auschwitz « pleine de haine et de fureur »... « La prochaine fois, c’est nous qui vous mettrons dans les fours », disait ma grand-mère, qui n’avait pourtant été « que » jusqu’à Drancy (c’était, bien entendu, avant le wokisme et le politiquement correct).

 

En lisant Talila, j’ai aussi pensé à ses chansons, qui ont bercé mon enfance et ont constitué le « bagage juif » de mon adolescence parisienne, avec les gâteaux au pavot achetés rue des Rosiers. Je me souviens avoir entendu Talila chanter en yiddish, il y a trente ans et plus, et entrecouper ses rengaines d’anecdotes qui ressemblaient à celles du présent livre. « Notre madeleine à nous, c’est le hareng aux oignons », écrit-elle, car on ne peut pas évoquer le Paris ashkénaze de son enfance sans parler cuisine…

 

Le livre de Talila peut se lire comme un hommage au yiddish, cette langue bizarre et attachante, mélange de haut-allemand, d’hébreu et de toutes sortes de mots d’origines diverses, qui continue d’être parlée dans certains quartiers juifs orthodoxes aux Etats-Unis ou en Israël, mais dont l’immense majorité des locuteurs ont péri dans la Shoah. En le lisant, j’ai repensé aux mots d’Isaac Bashevis Singer, un des grands écrivains yiddish du vingtième siècle : « Dans les romans, le temps ne meurt pas. Pas plus que les hommes et les animaux. Pour l'écrivain et ses lecteurs, toutes les créatures continuent à vivre éternellement ». Merci, Talila de faire revivre pour vos lecteurs le Paris ashkénaze d’après-guerre et de nous donner le plaisir de vous lire.

Pierre Lurçat

 

Talila, Notre langue d’intérieur, L’Antilope collection poche, 128 p. 2022.

 

 

Chaya Kurtz, ma grand-mère

Chaya Kurtz, ma grand-mère

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22 décembre 2021 3 22 /12 /décembre /2021 13:02
Aaron Zeitlin, géant spirituel des lettres yiddish
Cela fait des années maintenant que les éditions bilingues yiddish-français de la Bibliothèque Medem publient des auteurs majeurs de cette littérature, sans pouvoir franchir les limites d’une diffusion réservée aux connaisseurs et autres usagers de la Maison de la culture yiddish.  L’année 2021 a été particulièrement faste puisque ont paru à très peu d’écart deux livres traduits à partir de l’œuvre foisonnante d’Aaron Zeitlin (1898-1973), l’un des grands poètes yiddish de la modernité, qui fut également dramaturge et romancier.

Aaron Zeitlin, Weitzmann II. Fantaisie en 14 tableaux. Trad. du yiddish par Evelyne Grumberg. Postfaces de Yitskhok Niborski, Evelyne Grumberg et Natalia Krynicka. Bibliothèque Medem, 243 + XLI p., 20 €
Aaron Zeitlin, Le dernier lointain. Poèmes choisis. Trad. du yiddish par Batia Baum. Choix, édition et présentation de Yitskhok Niborski. Bibliothèque Medem, 369 + XXXIX p., 20 €
La Maison de la culture yiddish propose également une exposition virtuelle autour d’Aaron Zeitlin.

La Maison de la culture yiddish organise, parallèlement à ses publications, des expositions et des cycles de conférences sur ces artistes ignorés par le grand public, trop souvent absents des rendez-vous hebdomadaires consacrés à la littérature dans la presse mainstream. À intervalles réguliers, et avec une impressionnante ténacité, toute une équipe unit ses forces et ses compétences pour faire paraître ces beaux volumes qui déroulent de droite à gauche, en sens inverse de nos habitudes de lecture occidentales, leurs versions en miroir, droite pour la traduction française, gauche pour le texte original en caractères hébraïques. Des couvertures aux facsimilés empruntant leurs motifs colorés aux avant-gardes du XXe siècle ont succédé plus récemment à la sobre couverture blanche des premiers ouvrages de la fin des années 1990.

Deux livres d'Aaron Zeitlin, géant spirituel des lettres yiddish

Aaron Zeitlin (1929) © D.R.

Aaron Zeitlin est le fils d’Hillel Zeitlin, philosophe de la mouvance néo-hassidique des débuts du XXe siècle en Pologne, mort assassiné par les nazis en 1942. De l’héritage paternel tourné vers le bilinguisme hébreu-yiddish et l’activisme spirituel, Aaron a gardé une foi paradoxale et l’attrait pour la mystique ; mais il s’est aussi, à sa façon contradictoire et souvent sarcastique, à l’égal de son ami proche Isaac Bashevis Singer, frayé un chemin vers la littérature dans ses aspects les plus intramondains : teintés de complexité quant aux questions religieuses et de fidélité à l’invisible, mais aussi d’humour et de fiel quant à l’autosuffisance moderne. Tout ce parcours est minutieusement retracé dans les introductions de Yitskhok Niborski, auteur d’une thèse sur Zeitlin et médiateur de son œuvre en France.

Le premier ouvrage, Weizmann II. Fantaisie en 14 tableaux, traduit par Evelyne Grumberg, est une comédie grinçante aux accents tragiquement prémonitoires : écrite en 1934 (à part quelques remaniements datant de l’après-guerre qui sont pris en compte dans cette traduction), elle s’ouvre sur l’intervention toute-puissante du personnage de l’« Aryen » (dans la première version, il s’agit de Hitler en personne) qui, à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, organise son programme d’émigration forcée de « l’élite juive » vers la Palestine ; le reste de la « marchandise juive » devra être « transporté plus tard ou détruit ».

Fantaisie bouffonne à la Ubu mais parfois aussi cruellement référentielle, la pièce déroule quelques lieux symboliques, entre diaspora et « terre promise », peuplés de personnages-marionnettes, représentant à gros traits, excessivement satirisés, les lieux communs d’un antisémitisme à la fois caricatural et outrancièrement ordinaire. Tous les poncifs antijuifs sont représentés par des noms propres-étiquettes, masques d’une histoire viciée par le poison de la propagande : le pouvoir de l’argent (Rothschild), de l’intelligence (Einstein), de la conspiration mondiale (les « sages de Sion », les dirigeants des différents congrès juifs et sionistes), les agitateurs politiques (Trotsky II, Jabotinsky, Simon Schwartzbard), la « belle juive » Alexandra, une actrice d’Hollywood, figure de la femme moderne et de l’amazone, les acteurs culturels (le metteur en scène de théâtre Reinhardt, le journaliste Abe Cahan, l’écrivain yiddish Sholem Asch), et jusqu’à Charlie Chaplin, « enjuivé » de force par les nazis et rebaptisé Kaplan, qui va être le caméraman de l’expédition.

Seule exception et « unique spécimen » représentant l’ancien monde, le chimiste Weizmann II (double grotesque de la figure bien réelle de Haïm Weizmann) est autorisé à rester en Angleterre au motif de ses trouvailles « géniales » en matière de « gaz ressuscitants ». C’est d’ailleurs grâce à cette « découverte », qui ranime les soldats morts, que l’Angleterre finit par vaincre l’Allemagne à la fin de la pièce. Nous sommes en 1934, il fallait à Zeitlin une certaine dose de courage pour imaginer un tel dénouement : dans la réalité, réfugié en 1939 aux États-Unis, il verra toute sa famille anéantie par l’Holocauste, ayant lui aussi l’impression, comme son personnage, d’être le « dernier juif ».

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https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/11/24/zeitlin-geant-spirituel/

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7 novembre 2021 7 07 /11 /novembre /2021 11:29
EN LIBRAIRIE -Avrom Sutzkever Heures rapiécées Poèmes en vers et en prose

enfant de demain,
si ton rêve exhume nos corps —
des mains qui se tendent avec force
vers des visages de chiffons jaunes —,
étouffe étrangle la gorge du rêve
et enfouis dans la cendre tes larmes.
car notre foi est devenue
oiseau de proie.

L’œuvre — comme la vie — d’Avrom Sutzkever est exemplaire à plus d’un titre. Elle traverse le siècle et porte l’espoir paradoxal de la poésie qui, en plusieurs occasions, lui a littéralement sauvé la vie, quand, ayant dû traverser un champ de mines sous la neige dans la forêt de Narotch, il a accordé ses pas au rythme d’un poème récité à voix basse. C’est également avec la poésie qu’il affrontera la ville secrète des égouts de Wilno et la mort d’un enfant, et c’est avec la poésie qu’il renaîtra sur la terre spirituelle de sa langue, le yiddish, flammèche vacillante sur une bougie orpheline, qu’il gardera vissée au corps. Figurent dans cette anthologie des poèmes de tous ses ouvrages publiés, depuis Sibérie (1936) jusqu’à Murs effondrés (1996), et si une partie importante est consacrée à l’écriture quotidienne du ghetto et de sa résistance, l’ensemble de près de 400 poèmes en vers et prose, extraits de 22 recueils, résonne au-delà de la seule réalité politique à laquelle Sutzkever fut confronté. On peut parler alors d’un véritable engagement poétique visant à garder mémoire des visages et des mots de ceux que la barbarie a voulu effacer, les inscrivant en lettres plus éternelles que le temps dans le livre de la vie.

 

Né à Smorgon (Biélorussie) le 15 juillet 1913, Avrom Sutzkever passe les premières années de sa vie à Omsk en Sibérie jusqu’à la mort de son père en 1920. En 1922, sa mère s’installe avec ses trois enfants à Wilno (alors polonaise). Sutzkever commence à écrire en hébreu dès 1927 et publie ses premiers poèmes en yiddish dans le magazine du mouvement scout juif, Di bin (L’Abeille) ; c’est également à cette époque qu’il rencontre, puis épouse, Freydke. En 1933, il rejoint le groupe Jung Vilne (Jeune Wilno), une avant-garde d’écrivains et d’artistes yiddish. Il publie son premier recueil, Lider, en 1937 à Varsovie, où il se rend régulièrement. En 1939, Wilno, passée sous domination soviétique, accueille un grand nombre de juifs en fuite. Mais en 1941, les Allemands occupent la ville. Deux ghettos sont créés où plus de soixante mille juifs sont enfermés, et dont quelques centaines seulement survivront. C’est là que vécut Sutzkever jusqu’en 1943, ne cessant d’écrire et prenant une part active à l’organisation de la vie sociale et culturelle du ghetto. Il œuvre par ailleurs au sein de la « Brigade de papier » qui a sauvé de la destruction et des pillages allemands des milliers de livres et documents du patrimoine juif et mondial, qui furent cachés dans le ghetto et retrouvés après la guerre. En 1942, son fils nouveau-né est tué le jour de sa naissance. Puis c’est au tour de sa mère d’être assassinée par un nazi. Ayant pu s’échapper avec Freydke quelques jours avant la liquidation du ghetto en septembre 1943, ils rejoignent les groupes de partisans réfugiés dans les forêts alentour. Sur ordre de Staline, qui eut vent de sa poésie grâce à un manuscrit parvenu en URSS, Sutzkever et sa femme furent exfiltrés des forêts de Narotch par un hydravion soviétique le 12 mars 1944, puis conduits à Moscou, où Avrom prit la parole devant le Comité antifasciste juif, appelant « les juifs au combat et à la vengeance ». Ilya Ehrenbourg publiera un article sur lui dans la Pravda et l’invitera à participer au Livre noir, finalement interdit par Staline. En 1946, Sutzkever témoigne au procès de Nuremberg et, après un séjour à Moscou, il s’installe à Tel Aviv, en 1947. C’est là qu’il poursuit son œuvre et édite de 1949 à 1995, l’une des plus importantes revues de littérature yiddish, Di Goldene Keyt (La Chaîne d’or), fondant le groupe Yung Isroel, en hommage à Yung Vilne. En 1985, il obtient le Prix d’Israël pour l’ensemble de son œuvre. Le 20 janvier 2010 il s’éteint à Tel-Aviv, sept années après Freydke. Son œuvre est traduite dans plus de trente pays.

Son récit sur le Ghetto de Wilno est disponible en français chez Taillandier. Une plus modeste anthologie avait paru en 1988 au Seuil, sous la direction de Rachel Ertel, mais elle est épuisée depuis longtemps.

J. Barash lui a consacré un film : Miel Noir.

 
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