Alexandrie pourquoi ? En parodiant le titre célèbre du film de Youssef Chahine (1978), on pourrait demander à l'historien Joseph Mélèze Modrzejewski ce que la vie du judaïsme dans l'Egypte hellénisée de l'Antiquité (331-30 av. J.-C.), dont il est un des plus grands spécialistes, peut avoir à nous dire aujourd'hui. Sans doute la mise au jour d'une tentative originale d'être "moderne", juif et grec à la fois en l'occurrence, en superposant plusieurs identités sans jamais chercher à les fusionner.
Le judaïsme que nous connaissons est celui qu'ont forgé les rabbins du Talmud, entre le IIe siècle avant et le VIe siècle après J.-C. La pluralité des voix qui, dans l'Antiquité, répondirent, avant le rabbinisme talmudique, à la question "Qu'est-ce qu'être juif ?" (Saducéens, hellénisants, judéo-christianisme, Pharisiens, Zélotes) y a été soit gommée, soit travestie en repoussoir. Grâce au livre de Modrzejewski, l'une de ces alternatives revit, dans le cadre de la "mégalopole" d'Alexandrie, comparable, par son éclat et son cosmopolitisme, à l'actuelle New York. Un tiers de la capitale de l'Egypte hellénistique était juive (jusqu'à 180 000 âmes) : elle parlait grec, avait oublié l'hébreu et inventé un judaïsme pré- ou non-rabbinique.
Auteur déjà d'une somme sur Les Juifs d'Egypte de Ramsès II à Hadrien (PUF, 1997), Modrzejewski fait revivre à merveille cet univers occulté en empruntant des chemins de traverse, ceux de l'histoire du droit notamment. Pas question pour autant d'idéaliser ce monde alexandrin. Encore moins de plaider pour une quelconque synthèse censée préfigurer d'autres "osmoses" mythologiques, de l'Andalousie médiévale à l'Allemagne pré-hitlérienne. A Alexandrie, la cohabitation s'achèvera d'ailleurs dans le sang, par la répression impitoyable de la révolte des Juifs de la ville (117 apr. J.-C.).
L'ouverture à la différence n'était du reste guère une qualité grecque. L'une des premières mentions des Juifs dans un texte de l'Antiquité (due à un disciple d'Aristote, Théophraste) qualifie ceux-ci de "philosophes nés" (à cause du monothéisme qu'ils professent). Joseph Mélèze Modrzejewski a découvert une allusion plus ancienne au jugement de Salomon, du vivant de Platon, chez Philiskos de Milet (IVe siècle avant notre ère). Elle montre aussi que les Grecs ne s'intéressent aux autres peuples que dans la mesure où ceux-ci leur ressemblent. Grecs et Romains reprochent aux juifs leur supposé "séparatisme" et leur "athéisme" (le rejet des dieux païens).
L'idéal de la cité grecque
Côté juif, certains milieux seront en revanche tentés par l'hellénisation. Un groupe de prêtres cherche même, aux alentours de 200 av. J.-C., à adapter le peuple d'Israël à l'idéal de la cité grecque. La mémoire de ce courant, assimilationniste avant la lettre, dont les leaders officièrent au Temple sous les noms de Jason et de Ménélas, finit par être honnie. Celle des Maccabées, prêtres rigoristes qui combattent l'hellénisation au cours d'une véritable guerre civile, est encore célébrée chaque année. Difficile donc d'être "juif et grec". Mais les vaincus ont aussi un avenir. Le programme des hellénistes juifs ne sera-t-il pas repris par un certain Paul de Tarse ?
UN PEUPLE DE PHILOSOPHES. AUX ORIGINES DE LA CONDITION JUIVE de Joseph Mélèze Modrzejewski. Fayard, "Les quarante piliers", 462 p., 26 €. Nicolas Weill
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