Comme l'écrivait récemment Cyril Aslanov, parlant d'Amos Oz, "le dialogue de sourd entre le romancier israélien et les lecteurs venus assister à sa causerie est révélateur d’un malentendu plus
général qui se fait jour dans la réception d’Amos Oz, A. B. Yehoshua et David Grossman par les lecteurs européens qui ont tendance à percevoir ces auteurs comme plus pacifistes qu’ils ne sont
réellement [4]. Ce décalage entre l’image pacifiste ad extra et les prises de
position politiques ad intra de ces trois auteurs révèle une différence de fond entre le pacifisme européen, option théorique depuis que les guerres ont pour théâtre des régions situées
en dehors de l’espace Schengen, et sa contrepartie israélienne qui est avant tout un réflexe de guerriers fatigués et de mères anxieuses pour leurs enfants postés en première ligne..."
Je ne peux me départir d'un sentiment de malaise similaire en lisant les articles consacrés au dernier roman de Grossman que je viens de recevoir, sentiment que je résumerai ainsi: "est-ce
vraiment l'écrivain que célèbrent les médias français à l'occasion de la parution de son dernier livre, ou bien le militant de Chalom Archav"? P.I.L
David Grossman et le fils éternel
LE MONDE DES LIVRES | 25.08.11 | 15h54 • Mis à jour le 25.08.11 | 15h54
C'est le dernier jour que cela s'est produit. Aux -dernières heures du dernier jour de la guerre, le 12 août 2006, Uri Grossman est mort. Son tank a été touché par
une roquette alors qu'il tentait de sauver un autre blindé. Dans les rédactions, on se rappelle encore la dépêche qui, un peu partout dans le monde, jeta la consternation : "Le sergent Uri
Grossman, 20 ans, fils du célèbre écrivain israélien David Grossman, pionnier de la paix, a été tué au Sud Liban, quelques jours après que son père avait appelé au cessez-le-feu et à l'ouverture
des négociations."
Depuis plusieurs années, pour "accompagner" Uri, David Grossman s'était plongé dans l'écriture d'un roman. Mais pas n'importe quel roman : celui d'un fils enrôlé dans la guerre. Une histoire...
conjuratoire, en somme. "A l'époque, dit-il, j'avais le sentiment - je formais le voeu, plutôt - que mes pages le protégeraient..."
Des mots comme des sacs de sable... Et puis, le dernier jour, le drame. "Pendant le deuil, (l'écrivain) Amos Oz est venu me rendre visite, raconte Grossman. En partant, il m'a
demandé des nouvelles de mon roman. Je lui ai dit que je ne savais pas si je pourrais le sauver. "Mais..., m'a-t-il répondu, c'est lui qui te sauvera... !""
Aujourd'hui, le voici. Et il y a quelque chose de troublant à ouvrir cet ouvrage-là. Celui qui a sauvé sans sauver, 600 pages serrées, magnifiquement traduites, tout à la fois hommage et tombeau,
hymne à la vie et oratorio de la douleur. Une femme fuyant l'annonce est un roman grave, profond, éminemment bouleversant. On y trouve, tricotés comme les brins d'un tapis, l'histoire
d'Israël et celle d'une mère. Une réflexion unique sur la façon dont la guerre "déforme les familles, la pensée, le langage". On y trouve surtout une humanité bienveillante, une
tendresse et une intelligence de l'existence qui vous réchauffent et vous pincent le coeur en même temps. "J'aime penser, dit Grossman, que les moments les plus importants de l'Histoire ne se
produisent pas sur les champs de bataille ou dans les palais, mais dans les cuisines ou les chambres d'enfants."
L'intrigue est simple, épurée presque. Une femme, Ora, séparée de son mari, attend le retour de son fils. Ofer termine son service militaire et elle projette de faire avec lui une randonnée en
Galilée. Elle va le retrouver comme il était jadis, avant que l'armée ne lui "durcisse la chair" ! Mais à peine Ofer est-il rentré qu'il repart. Une "opération d'envergure" se
prépare au Liban, comment pourrait-il ne pas en être ? Voici Ora transpercée par un pressentiment. L'angoisse du désastre - l'antique fatum - s'insinue partout, comble les vides des
dialogues, s'enroule autour des souvenirs. Petit déjà, Ofer ne pouvait pas dormir. "Il avait peur qu'il y ait un Arabe sous son lit". Cette peur, poisseuse, nous collera à la peau
jusqu'à la fin (ouverte) du livre.
L'annonce faite à Ora ? Il n'y en aura pas. Pour n'être pas là lorsqu'on viendra lui dire qu'Ofer est mort, Ora part en Galilée. Elle part avec Avram, son amour de jeunesse. Et tandis qu'ils
arpentent les sentiers millénaires, elle lui parle d'Ofer, encore et encore. Comme si l'évoquer sans cesse allait effacer l'oracle, maintenir son fils en vie.
A la Foire du livre de Thessalonique (Grèce), dont il était en mai l'invité d'honneur, David Grossman avait confié au Monde que seule une femme pouvait agir comme l'avait fait Ora.
"Les femmes sont plus sceptiques que les hommes à l'égard des pouvoirs et des croyances. Pensez à la Genèse, lorsque Dieu s'approche d'Abraham et lui dit : "Prends ton fils unique, Isaac,
emmène-le sur le mont Moriah et sacrifie-le !" Dieu est intelligent, il est venu voir Abraham, pas Sarah. Sarah l'aurait fichu dehors. Tandis qu'Abraham prend son âne et son fils et s'exécute
sans hésiter..."
Ora l'indignée, la sensuelle, la douloureuse. Il est probable que le lecteur se rappellera longtemps ce personnage "essentiellement féminin". Archaïque aussi : Ora n'est-elle pas un peu
toutes les femmes des grands mythes ? Sarah, Schéhérazade, Demeter et même... Marie ! Stabat Mater : comment Grossman aurait-il pu ne pas penser aussi à cette figure-là en brossant son
portrait ?
En hébreu, "ora" signifie "lumière". En latin, "prie !" Et si le roman n'était au fond que cela, un livre de prière (s) ? "Vous avez raison, dit David Grossman. C'est une prière laïque.
J'écris pour que cesse cette "situation" où nous survivons tous d'une catastrophe à une autre. Pour que nous tous, Israéliens et Palestiniens, ayons le courage de nous extraire de ce piège qui
nous empêche de vivre. Et puis, il y a autre chose... Quand, après les sept jours de deuil, je me suis remis à l'écriture, je me sentais exilé. Plus rien n'allait de soi. J'avais besoin d'un lieu
qui me rappelle celui que j'étais avant. L'écriture a été ce lieu. Je me disais : "N'es-tu pas stupide de rester assis des heures à chercher le bon mot quand le monde s'effondre autour de toi ?"
Quand je le trouvais pourtant, j'éprouvais un sentiment de soulagement. Je me suis ainsi rendu compte que l'écriture était quelque chose de juste et de bon. Ma façon à moi de choisir la vie. Une
autre forme de prière."
Une femme fuyant l'annonce
(Icha boharat mibsora),
de David Grossman,
traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Seuil, 666 p., 22,50 €.
Florence Noiville